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Décisions | Chambre Constitutionnelle

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A/119/2020

ACST/18/2020 du 19.06.2020 ( ABST ) , IRRECEVABLE

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/119/2020-ABST ACST/18/2020

COUR DE JUSTICE

Chambre constitutionnelle

Arrêt du 19 juin 2020

 

dans la cause

 

A______ SA
représentée par Mes Paul Hanna et Yannick Fernandez, avocats

contre

CONSEIL D'ÉTAT

 



EN FAIT

1) Le 30 novembre 2012, le Grand Conseil a adopté la loi 10891. Cette novelle introduisait notamment une nouvelle teneur de l'al. 4 de l'art. 59 de la loi sur les constructions et installations diverses, du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05), alinéa ayant la teneur suivante :

Art. 59 al. 4 (nouvelle teneur)

4 Lorsque les circonstances le justifient et que cette mesure est compatible avec le caractère, l'harmonie et l'aménagement du quartier, le département :

a)  peut autoriser, après consultation de la commune et de la commission d'architecture, un projet de construction en ordre contigu ou sous forme d'habitat groupé dont la surface de plancher habitable n'excède pas 40 % de la surface du terrain, 44 % lorsque la construction est conforme à un standard de haute performance énergétique, 48 % lorsque la construction est conforme à un standard de très haute performance énergétique, reconnue comme telle par le service compétent ;

b)  peut autoriser exceptionnellement, lorsque la surface totale de la parcelle ou d'un ensemble de parcelles contiguës est supérieure à 5 000 m2, avec l'accord de la commune exprimé sous la forme d'une délibération municipale et après la consultation de la commission d'architecture, un projet de construction en ordre contigu ou sous forme d'habitat groupé dont la surface de plancher habitable n'excède pas 50 % de la surface du terrain, 55 % lorsque la construction est conforme à un standard de haute performance énergétique, 60 % lorsque la construction est conforme à un standard de très haute performance énergétique, reconnue comme telle par le service compétent.

La loi 10891 est entrée en vigueur le 26 janvier 2013.

2) Le 28 novembre 2019, le service communication et information de la chancellerie d'État a transmis « aux représentants des médias » un communiqué de presse du département du territoire (ci-après : DT) tenant sur deux pages et intitulé « Zone villas : gel des dérogations concernant la densité ».

Le premier paragraphe, souligné typographiquement en caractères gras, avait la teneur suivante : « Le DT n'accordera plus de dérogations pour les projets de densification en zone villas au sens de l'art. 59 al. 4 LCI. Cette mesure, qui concerne la zone villas appelée à le rester, entre en vigueur le 28 novembre 2019. Elle sera levée lorsque la stratégie de densification de ces périmètres sera achevée, afin que les conditions et critères qualitatifs et environnementaux soient évalués et définis. Cela passe notamment par l'établissement systématique d'une vision urbanistique à l'échelle communale. Le canton souhaite ainsi établir les conditions-cadre pour plus de durabilité au développement de cette zone ».

Le communiqué, publié sur le site Internet de l'État de Genève, contenait un lien vers une présentation PowerPoint de seize diapositives.

3) A______ SA (ci-après : A______ SA) est une société anonyme sise à B______, et inscrite au registre du commerce (ci-après : RC) du canton de Genève depuis le 21 janvier 2011. Elle a pour but statutaire : prestation de service (sic) en matière d'urbanisme, d'architecture, d'architecture d'intérieur, d'estimations et d'expertises. Ses deux administrateurs sont Messieurs B______ et C______.

4) Par acte déposé le 13 janvier 2020, A______ SA a interjeté recours auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle) contre « l'ordonnance administrative du 28 novembre 2019 », concluant préalablement à l'octroi de l'effet suspensif au recours, subsidiairement à l'octroi d'un régime transitoire, et au fond à l'annulation de « l'ordonnance administrative » ainsi qu'à l'octroi d'une indemnité de procédure.

La mesure décidée par le conseiller d'État en charge du DT consistait à ne plus accorder de dérogations pour les projets de densification en zone villas au sens de l'art. 59 al. 4 LCI. Concrètement, il s'agissait d'une instruction émise à l'attention des chefs de service Rive droite et Rive gauche de l'office des autorisations de construire (ci-après : OAC), leur ordonnant de ne plus accorder de telles dérogations. Cette instruction s'adressait donc exclusivement aux agents de l'État et non aux administrés, et revêtait ainsi le caractère d'une ordonnance administrative.

Cette dernière déployait des effets externes importants à l'égard des tiers et en particulier d'elle-même, et la touchait dans ses intérêts juridiquement protégés, car elle privait le cabinet de mandats considérables portant sur la conception et l'exécution de projets en ordre contigu ou sous forme d'habitat groupé. En outre, en tant que cabinet d'architectes, elle ne pouvait pas attaquer un éventuel refus d'autorisation de construire, cette faculté n'étant offerte qu'au requérant de l'autorisation ou au propriétaire concerné.

Sur la question de la compétence de la chambre constitutionnelle, elle était d'avis que celle-ci n'était pas compétente, sur la base de l'art. 130B al. 1 de la loi sur l'organisation judiciaire du 26 septembre 2010 (LOJ - E 2 05). Cela étant, une partie de la doctrine soutenait que les ordonnances administratives constituaient une source du droit, et il pouvait être aussi soutenu qu'elles faisaient partie des actes attaquables directement devant la chambre constitutionnelle, si bien qu'elle s'en remettait à l'appréciation de cette dernière sur ce point.

Sur le fond, la mesure attaquée consacrait une violation de l'art. 59 al. 4 LCI en réduisant à néant le pouvoir d'appréciation conféré par celui-ci à l'autorité, et en faisant fi du mécanisme transversal ancré dans la LCI. Elle consacrait donc un excès négatif du pouvoir d'appréciation, ou à tout le moins un abus de celui-ci, ainsi qu'une violation du principe de la légalité. Il y avait aussi une violation du principe de la séparation des pouvoirs, le pouvoir exécutif ne pouvant décider de ne plus exécuter une loi adoptée par le pouvoir législatif. L'absence de régime transitoire violait le principe de la proportionnalité, et l'absence d'annonce préalable le principe de la bonne foi. Enfin, la fiche A04 du plan directeur cantonal mentionnait la possibilité de dérogations sur la base de l'art. 59 al. 4 LCI, si bien que supprimer cette possibilité de but en blanc ne respectait pas l'art. 9 de la loi fédérale sur l'aménagement du territoire du 22 juin 1979 (LAT - RS 700).

5) Par décision du 30 janvier 2020, la présidence de la chambre constitutionnelle a refusé d'octroyer l'effet suspensif au recours.

Non seulement les chances de succès du recours n'apparaissaient pas manifestes, mais de sérieux problèmes de recevabilité du recours se posaient à première vue, notamment en lien avec l'acte attaquable.

En effet, si la chambre constitutionnelle ne s'était jamais prononcée sur le caractère attaquable des ordonnances administratives, on pouvait néanmoins constater que celles-ci ne figuraient pas à l'art. 130B al. 1 LOJ, qui ne mentionnait que les lois constitutionnelles, les lois et les règlements du Conseil d'État. Il n'apparaissait en outre pas certain que le communiqué de presse litigieux, tout comme la présentation « PowerPoint », pût être qualifié d'ordonnance administrative. Enfin, il fallait encore que les conditions prévues par la jurisprudence fédérale pour le contrôle abstrait des ordonnances administratives fussent remplies.

Dans ces conditions, il n'y avait pas lieu de donner suite à la requête d'effet suspensif, étant précisé en outre que l'arrêt de la chambre constitutionnelle semblait pouvoir être adopté assez rapidement après la clôture de l'instruction du recours.

6) Le 14 février 2020, le Conseil d'État a conclu à l'irrecevabilité du recours, subsidiairement à son rejet.

L'orientation prise dans le communiqué de presse litigieux découlait du constat qu'à défaut de disposer de la planification communale révisée et de la stratégie liée à la zone villas, dont le mandat avait été confié par le plan directeur cantonal 2030 (ci-après : PDCn 2030) aux communes selon la fiche A04, le phénomène de densification laissait apparaître un développement non coordonné et sans vision d'ensemble de la zone villas qui ne permettait pas d'obtenir une densification harmonieuse et respectueuse de l'environnement au sens large.

Le communiqué de presse en cause ne revêtait aucune des caractéristiques d'une ordonnance administrative. Il n'était pas destiné aux agents de l'État mais au public, et n'était pas destiné à garantir une application uniforme du droit mais uniquement à rendre public le constat selon lequel il n'était actuellement plus possible d'évaluer les circonstances nécessaires pour justifier un indice d'utilisation du sol excédant la norme prévue par l'art. 59 al. 1 LCI. Le communiqué ne contenait pas de règle générale et abstraite, mais ne faisait que reprendre une telle règle, à savoir l'art. 59 al. 4 LCI, sans en créer de nouvelle.

À supposer que le communiqué litigieux pût être qualifié d'ordonnance administrative, il ne remplissait de toute manière pas les conditions imposées par la jurisprudence pour qu'un tel acte pût faire l'objet d'un contrôle abstrait. En effet, il ne portait pas atteinte à la position juridique des administrés, le refus d'accorder la dérogation étant le cas échéant fondé directement sur l'art. 59 al. 4 LCI, étant rappelé qu'il n'y avait aucun droit à l'octroi d'une dérogation. De plus, les éventuelles requêtes en autorisation aboutissaient de par la loi à des décisions sujettes à recours, le fait qu'un administré renonce le cas échéant à une telle décision ou à son contrôle judiciaire n'y changeant rien. Enfin, les ordonnances administratives ne figuraient pas dans les actes attaquables énumérés à l'art. 130B al. 1 let. a LOJ.

Sur le fond, il ne s'agissait pas d'un excès négatif du pouvoir d'appréciation, l'annonce ne faisant que préciser la première condition imposée par l'art. 59 al. 4 LCI, soit le caractère justifié des circonstances, condition qui selon la jurisprudence relevait de l'opportunité. Le communiqué ne violait pas non plus les principes de la légalité et de la séparation des pouvoirs, car il ne s'agissait pas d'une règle de droit, pas plus que les principes du parallélisme des formes, de la proportionnalité et de la bonne foi ou la liberté économique.

7) Le 6 mars 2020, le juge délégué a fixé aux parties un délai au 20 mars 2020, prolongé par la suite, en lien avec les mesures prises dans le cadre de la crise sanitaire du printemps 2020, au 15 mai 2020, pour formuler toutes requêtes ou observations complémentaires, après quoi la cause serait gardée à juger.

8) Aucune des parties ne s'est toutefois manifestée.

EN DROIT

1) La chambre constitutionnelle examine d'office la recevabilité des recours qui lui sont adressés (art. 11 al. 2 cum 76 de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10 ; ACST/18/2015 du 8 septembre 2015 consid. 1).

2) a. Les actes attaqués par la recourante consistent en un communiqué de presse du Conseil d'État publié le 28 novembre 2019, ainsi qu'une présentation informatique au format « PowerPoint », vers laquelle pointait ledit communiqué de presse.

b. Selon la recourante, la loi 11311, qui a mis en oeuvre l'art. 124 let. a de la Constitution de la République et canton de Genève du 14 octobre 2012 (Cst-GE - A 2 00), est trop restrictive dans la mesure où son texte limite le contrôle abstrait aux lois constitutionnelles, lois et règlements du Conseil d'État. Une interprétation systématique de la Cst-GE plaiderait en faveur d'une soumission des ordonnances administratives au contrôle abstrait, dès lors que selon l'art. 11 al. 2 Cst-GE les directives sont en principe publiées, et qu'au niveau fédéral l'art. 82 let. b LTF est interprété de façon à inclure lesdites ordonnances. L'acte attaqué serait une ordonnance administrative interprétative établie par le DT à l'attention des autorités inférieures, supprimant de facto le pouvoir d'appréciation de l'autorité et contenant par conséquent une règle de droit, laquelle déploierait des effets externes sur les particuliers. La jurisprudence du Tribunal fédéral ouvrant la voie du recours abstrait lorsque l'ordonnance administrative a des effets externes sans donner lieu à des décisions formelles permettant d'intenter raisonnablement un recours de manière efficace, devrait ainsi être transposée à la chambre constitutionnelle, celle-ci intervenant en amont. L'ordonnance attaquée ne donnerait lieu en l'espèce à aucune décision formelle, puisque la recourante n'avait pas encore déposé de dossier d'autorisation de construire avec demande de dérogation relative à la densité en zone villas, et n'allait pas le faire uniquement pour obtenir une décision de refus, un tel procédé ne pouvant être qualifié de raisonnable ni d'efficace.

c. Il convient dès lors d'examiner la recevabilité du recours du point de vue de l'acte attaquable.

3) a. La chambre constitutionnelle est compétente pour connaître des recours interjetés aux fins de contrôle abstrait de la conformité au droit supérieur des normes cantonales (art. 124 let. a Cst-GE) ; soit, selon l'art. 130B al. 1 let. a LOJ introduit par la loi 11311, des lois constitutionnelles, des lois ainsi que des règlements du Conseil d'État.

b. En adoptant l'art. 130B al. 1 let. a LOJ, le législateur cantonal a eu une conception restrictive des actes normatifs visés par l'art. 124 let. a Cst-GE, estimant, à l'instar de l'Exécutif (MGC en ligne [www.ge.ch/grandconseil/] ad PL 11311, p. 12), que notamment les normes communales ne font pas partie des actes sujets à un contrôle abstrait. Il a cependant souligné que cette disposition mettait « clairement en évidence qu'il s'agit d'actes généraux et abstraits et non pas individuels et concrets » (MGC [en ligne], Séance du 11 avril 2014 à 17h ; sur le sujet, cf. Arun BOLKENSTEYN, Le contrôle des normes, spécialement par les cours constitutionnelles cantonales, 2014, p. 291 ss ; Michel HOTTELIER/ Thierry TANQUEREL, La Constitution genevoise du 14 octobre 2012, SJ 2014 II 341 ss, 352 s. et 377 ss).

c. Ainsi, dans sa jurisprudence, la chambre de céans exige que l'acte dont un contrôle abstrait de conformité au droit supérieur est requis contienne des normes, niant ainsi que des lois purement décisionnelles - soit de simples actes administratifs pris sous la forme de lois - soient sujettes à recours (ACST/12/2015 du 15 juin 2015 consid. 1b ; ACST/1/2015 du 23 janvier 2015 consid. 2), mais aussi qu'un arrêté du Conseil d'État fixant l'entrée en vigueur d'une loi le soit, avec toutefois la précision que l'arrêté en question ne recelait pas de normes qui auraient dû être adoptées par voie légale ou réglementaire (ACST/9/2016 du 5 juillet 2016 consid. 4b). Dans le prolongement de ce dernier argument, elle a admis comme attaquable un arrêté du Conseil d'État contenant des règles de droit, et qui aurait dû être pris sous la forme d'un règlement (ACST/6/2017 du 19 mai 2017 consid. 1d).

d. La chambre de céans ne s'est dès lors encore jamais prononcée sur le caractère attaquable des ordonnances administratives.

4) a. Les ordonnances administratives sont des instructions de service générales et sont destinées à des autorités ou des personnes subordonnées (ATF 136 II 415 consid. 1.1 = JdT 2011 IV 164, 165), si bien qu'elles ne sont en principe pas considérées comme contenant des règles de droit (ATF 141 V 175 consid. 4.1 ; 120 Ia 343 consid. 2).

Elles contiennent au premier chef des règles visant le comportement interne de l'administration, s'adressent aux fonctionnaires hiérarchiquement subordonnés et aux employés de l'État, et peuvent poursuivre les buts - de nature interne à l'administration ou organisationnelle - les plus divers. Pour cette raison, elles ne confèrent en principe pas de droits ni d'obligations aux particuliers. Les ordonnances administratives se rencontrent dans toutes sortes de domaines, et se répartissent, pour cette raison, en différentes catégories. Elles sont également dénommées de manière fort diverse : directives, instructions, circulaires, lignes directrices, prescriptions ou règlements de service, mémentos, guides. À l'intérieur de cette catégorie vaste et peu cohérente, on distingue en particulier les ordonnances administratives de nature organisationnelle, qui régissent l'organisation de l'administration et l'exécution des tâches de celle-ci, et les ordonnances administratives interprétatives (appelées directives ou instructions), qui visent à une application du droit uniforme et égalitaire en agissant sur l'exercice du pouvoir d'appréciation et l'application de dispositions formulées de façon indéterminée (ATF 128 I 167 consid. 4.3 = SJ 2002 I 453, 457 et les références citées).

b. Selon la jurisprudence cantonale, les directives sont des ordonnances administratives dont les destinataires sont ceux qui sont chargés de l'exécution d'une tâche publique et non pas les administrés. Elles ne sont pas publiées dans le recueil officiel de la collectivité publique et ne peuvent donc pas avoir pour objet la situation juridique de tiers. Elles ne lient pas le juge, mais celui-ci les prendra en considération, surtout si elles concernent des questions d'ordre technique ; il s'en écartera cependant s'il considère que l'interprétation qu'elles donnent n'est pas conforme à la loi ou à des principes généraux (ATA/1367/2019 du 10 septembre 2019 consid. 6.3 ; ATA/41/2019 du 15 janvier 2019 ; ATA/668/2015 du 23 juin 2015).

c. La doctrine unanime insiste également, dans la définition des ordonnances administratives, sur le fait qu'elles s'adressent exclusivement aux entités administratives ou personnes subordonnées (Tobias JAAG/Markus RÜSSLI, Staats- und Verwaltungsrecht des Kantons Zürich, 5e éd., 2019, n. 413 ; Peter KARLEN, Schweizerisches Verwaltungsrecht, 2018, p. 94 ; Thierry TANQUEREL, Manuel de droit administratif, 2e éd., 2018, n. 331 ; Ulrich HÄFELIN/Georg MÜLLER/Felix UHLMANN, Allgemeines Verwaltungsrecht, 7e éd., 2016, n. 81 ; Pierre TSCHANNEN/ Ulrich ZIMMERLI/Markus MÜLLER, Allgemeines Verwaltungsrecht, 4e éd., 2014, § 41 n. 11 ; Jacques DUBEY/Jean-Baptiste ZUFFEREY, Droit administratif général, 2014, n. 836 ; René WIEDERKEHR/ Paul RICHLI ; Praxis des allgemeinen Verwaltungsrechts, vol. I, 2012, n. 374 ; Pierre MOOR/ Alexandre FLÜCKIGER/Vincent MARTENET, Droit administratif, vol. I, 3e éd., 2012, n. 2.8.3.1 p. 421).

5) En l'espèce, l'acte attaqué est un communiqué de presse doublé d'une présentation informatique destinée à en expliciter le contenu aux représentants des médias. Il n'est donc pas destiné aux agents publics subordonnés au Conseil d'État, mais aux représentants des médias et, par contrecoup et plus largement, au public, à des fins d'information. Il a pour but d'annoncer un changement de pratique décidé par le DT.

Dès lors, il ne s'agit pas d'une ordonnance administrative. Ne constitue en effet pas une telle ordonnance tout changement de pratique ou toute intention manifestée par l'Exécutif d'appliquer la loi à l'avenir dans un certain sens, mais seulement un document formalisé - qui peut en revanche revêtir des formes diverses et porter des noms variés - destiné aux agents publics qui mettent en oeuvre le domaine ou la politique publique concernés.

6) a. Quand bien même l'acte attaqué constituerait une ordonnance administrative, de tels actes ne sont, à teneur des définitions déjà données plus haut, pas censés contenir de règles de droit. Dès lors que les ordonnances administratives ne confèrent ni droits, ni n'imposent d'obligations aux administrés, elles ne peuvent en principe pas être invoquées directement dans une procédure de recours juridictionnelle, même si elles peuvent permettre d'étayer, dans certaines circonstances, les griefs de violation du principe d'égalité de traitement ou de droit à la protection de la bonne foi (arrêt du Tribunal fédéral 8C_860/2009 du 22 septembre 2010 consid. 4.2).

b. Le Tribunal fédéral a néanmoins développé une jurisprudence selon laquelle il est possible d'attaquer des ordonnances administratives directement et abstraitement, pour autant que les instructions à l'intention des organes de l'administration qui y sont contenues touchent les droits protégés des particuliers, et déploient de la sorte des effets externes ; cependant, une ordonnance administrative ne peut être attaquée, même dans ce cas de figure, lorsque l'intéressé peut contester, au moyen des voies de recours usuelles, les décisions prononcées dans le domaine qu'elle régit. Un recours abstrait n'est donc recevable à l'encontre des ordonnances administratives que lorsque celles-ci déploient des effets externes et que les décisions ou ordres concernés, fondés sur ces ordonnances, ne peuvent pas être raisonnablement contestés par l'intéressé (ATF 128 I 167 consid. 4.3 = SJ 2002 I 453, 458 ; arrêts du Tribunal fédéral 2C_546/2018 du 11 mars 2019 consid. 1.1.1 ; 2C_272/2012 du 9 juillet 2012 consid. 4.4.1).

c. Ainsi, dans le cas d'une directive édictée par un établissement public autonome de soins médicaux, le Tribunal fédéral a déclaré le recours irrecevable, motif pris que des possibilités de protection juridique étaient disponibles et permettaient de se plaindre de l'application de la directive (arrêt du Tribunal fédéral 2C_613/2015 du 7 mars 2017 consid. 5.3).

7) En l'espèce, le changement de pratique contesté déploie indéniablement des effets pour les tiers, quand bien même ceux-ci n'avaient auparavant pas droit à une dérogation. Toutefois, les décisions concernées sont des autorisations de construire au sens des art. 22 de la loi fédérale sur l'aménagement du territoire du 22 juin 1979 (LAT - RS 700) et 1 ss de la loi sur les constructions et les installations diverses du 14 avril 1988 (LCI - L 5 05), lesquelles font l'objet d'un contentieux ordinaire dans lequel les administrés disposent d'un double degré de juridiction au plan cantonal (art. 143 à 149 LCI). Il est ainsi possible et raisonnable de contester les refus d'autorisation de construire se fondant sur le changement de pratique annoncé par le biais de recours au Tribunal administratif de première instance (ci-après : TAPI) puis, le cas échéant, à la chambre administrative de la cour de justice (ci-après : la chambre administrative). Même si - comme le suggère le texte du communiqué de presse litigieux - le « gel des dérogations » consistait de fait en une suspension du traitement des demandes concernées, il reste possible, sur la base des art. 4 LCI ainsi que 4 al. 4 et 62 al. 6 LPA, d'obtenir une décision de refus ou de contester une absence de décision, sans parler de la possibilité de commencer les travaux prévus lorsque les conditions de l'art. 4 al. 4 LCI sont remplies.

La recourante fait valoir qu'elle ne pourrait pas recourir elle-même contre un refus d'autorisation de construire, dans la mesure où elle ne serait que mandataire et non requérante de l'autorisation ou propriétaire de la parcelle. Ce faisant, elle perd de vue que la voie du contrôle abstrait n'est pas prévue dans un tel cas pour permettre à toute personne qui n'aurait pas d'intérêt à recourir dans le cadre du contrôle concret à pouvoir le faire, l'action populaire étant proscrite par la jurisprudence (ACST/42/2019 du 20 décembre 2019 consid. 3a ; ACST/2/2018 du 5 mars 2018 consid. 2a) - étant précisé que la recourante indique ce faisant qu'elle ne se verrait pas appliquer directement la réglementation en cause, alors que l'intérêt virtuel exigé pour pouvoir demander le contrôle abstrait d'une norme suppose précisément le risque de se voir appliquer directement la norme contestée à l'avenir (ACST/42/2019 précité, ibid.). Pour le surplus, s'il serait certes plus confortable pour les personnes concernées de passer par un contrôle abstrait du changement de pratique litigieux, la démarche visant à solliciter une autorisation et à recourir contre un refus n'en demeure pas moins, au sens de la jurisprudence du Tribunal fédéral précitée, possible et raisonnable, étant précisé que même la possibilité d'une action en responsabilité de l'État peut suffire pour qu'une protection juridique existe et permette de refuser le contrôle abstrait d'une ordonnance administrative (arrêt du Tribunal fédéral 2C_613/2015 précité consid. 5.2.2).

8) En définitive, l'acte attaqué n'est pas une ordonnance administrative et, même s'il l'était, il ne pourrait faire l'objet d'un contrôle abstrait des normes. Il s'ensuit que le recours est irrecevable, sans que doive être examinée la question de savoir si les ordonnances administratives peuvent, lorsque les conditions sont remplies, faire l'objet d'un contrôle abstrait des normes au plan cantonal genevois au vu de la teneur de l'art. 130B al. 1 let. a LOJ.

Vu l'issue du litige, un émolument de CHF 1'500.- sera mis à la charge de la recourante, qui succombe (art. 87 al. 1 LPA), et aucune indemnité de procédure ne sera allouée (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE

déclare irrecevable le recours interjeté le 23 décembre 2019 par A______ SA contre le communiqué de presse du département du territoire du 28 novembre 2019 et la présentation informatique y associée ;

met à la charge d'A______ SA un émolument de CHF 1'500.- ;

dit qu'il n'est pas alloué d'indemnité de procédure ;

dit que conformément aux art. 82 ss LTF, le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l'art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l'envoi ;

communique le présent arrêt à Mes Paul HANNA et Yannick FERNANDEZ, avocats de la recourante, au Conseil d'État ainsi que, pour information, au Tribunal fédéral.

Siégeants : M. Verniory, président, M. Pagan, Mmes Lauber et McGregor, M. Knüpfer, juges.

Au nom de la chambre constitutionnelle :

La greffière-juriste :

 

 

C. Gutzwiller

 

 

le président :

 

 

J.-M. Verniory

 

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

 

 

 

 

la greffière :