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Décisions | Chambre civile

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C/16635/2017

ACJC/1318/2018 du 25.09.2018 ( IUO )

Recours TF déposé le 05.11.2018, rendu le 19.06.2019, IRRECEVABLE, 4A_589/2018
Descripteurs : AVOCAT ; INDÉPENDANCE DE L'AVOCAT ; CONFLIT D'INTÉRÊTS
Normes : LCA.12; LPAv.43
En fait
En droit
Par ces motifs
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/16635/2017 ACJC/1318/2018

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre civile

du MARDI 25 SEPTEMBRE 2018

 

Entre

A______ SA, sise ______, demanderesse et défenderesse reconventionnelle, comparant par Me Christoph Kunzi, avocat, rue du Grenier 18, 2302 La Chaux-de-Fonds (NE), en l'étude duquel elle fait élection de domicile,

et

B______ SA, sise ______, défenderesse et demanderesse reconventionnelle, comparant par Me G______, avocat, ______ (GE), en l'étude duquel elle fait élection de domicile,

1. C______ SA,

2. D______ SA,

sises ______ (GE), défenderesses et demanderesses reconventionnelles, comparant toutes deux par Me Mathias Brosset, avocat, rue Beauregard 9, 1204 Genève, en l'étude duquel elles font élection de domicile.

 


EN FAIT

A.           a. Le 18 juillet 2017, A______ a saisi la Cour de justice d'une demande dirigée contre B______ d'une part et C______ et D______ d'autre part.

Elle a conclu, en substance, à ce que la Cour déclare la nullité de la partie suisse de l'enregistrement international DM/1______ de B______, ordonne la cessation par celle-ci, sous injonction d'une amende d'ordre, de la promotion, la production, la vente et mise en circulation de l'entreposage et l'exportation de son modèle de montre présenté sur son site internet sous la désignation "E______" (…), interdise à celle-ci, sous injonction d'une amende d'ordre, la promotion, la production, la vente, la mise en circulation, l'entreposage et l'exportation de son modèle de montre "E______" ou de toute autre montre présentant des caractéristiques qu'elle a énumérées, interdise à B______, C______ et D______ de participer à de tels actes, d'y inciter ou de les favoriser, enjoigne B______, sous fixation d'un délai et injonction d'amende, à rendre des comptes conformément aux principes reconnus en matière de reddition de comptes de certaines circonstances énumérées, condamne B______ à lui payer "un montant à dire de justice" plus intérêts au taux de 5%, calculés de manière échelonnée dès la facturation du prix aux acquéreurs respectifs, ordonne la cessation, par C______ et D______, sous fixation d'un délai et injonction d'une amende, de toute production et livraison de montre "E______" selon conclusion 2 ou de tout produit selon conclusion 3 ainsi que de tous composants qui y sont destinés, enjoigne solidairement C______ et D______, sous fixation d'un délai et injonction d'une amende d'ordre, à rendre des comptes comme énuméré auparavant, condamne solidairement C______ et D______ à lui payer un montant à dires de justice, confisque, auprès de B______, C______ et D______ tous produits assemblés selon ses conclusions 2 et 3 et les fasse réaliser à son profit, et ordonne la publication de la décision dans diverses publications, avec suite de frais et dépens.

b. Par lettre du 11 août 2017, Me G______ a informé la Cour de ce qu'il intervenait comme conseil de B______, et a requis l'octroi d'une prolongation du délai pour répondre qui lui avait été fixé; il a fait tenir copie de son courrier à l'avocat de A______. La Cour a accédé à la requête, ce qui a été communiqué à toutes les parties par avis du 14 août 2017.

c. Le 2 octobre 2017, C______ et D______ ont conclu au déboutement de A______ de toutes ses conclusions, avec suite de frais et dépens. C______ a formé une demande reconventionnelle, concluant à ce qu'il soit dit et constaté que la partie suisse du design international DM/2______ représentations 7.1. à 7.3, 8.1 à 8.3 et 9.1 à 9.3 de A______ est nulle et de nul effet, à ce qu'il soit ordonné à l'Institut fédéral de la propriété intellectuelle de procéder immédiatement à la radiation de la partie suisse du design international précité, avec suite de frais et dépens.

Le 16 octobre 2017, B______ a conclu principalement au déboutement de A______ des fins de sa demande, subsidiairement à ce que la simplification de la procédure soit ordonnée, et à ce qu'un délai soit imparti à A______ pour répondre à la question de la nullité de son dépôt de modèle international DM/2______, avec suite de frais et dépens. Elle a formé une demande reconventionnelle, tendant à la constatation de la nullité de la partie suisse du design international DM/2______ de A______, à ce qu'il soit ordonné à l'Institut fédéral de la propriété intellectuelle de procéder immédiatement à la radiation de la partie suisse du design international précité, avec suite de frais et dépens.

B______ s'est jointe aux conclusions reconventionnelles de C______, tandis que C______ et D______ ont soutenu les conclusions reconventionnelles de B______.

d. Par acte du 9 février 2018, A______ a conclu à la limitation de la procédure à la question de la capacité de postuler de l'avocat de B______, en tant que de besoin avec un deuxième échange d'écritures à ce sujet, et à ce que soit prononcée l'interdiction, à l'endroit de cet avocat, de postuler avec exclusion des débats, à ce que soient écartées du dossier la réponse du 16 octobre 2017 et les pièces, avec suite de frais, ainsi qu'à la suspension de la procédure, subsidiairement à l'octroi d'un délai pour répondre.

Elle a exposé que, lorsqu'elle avait enregistré en 2007 puis renouvelé une première fois le design international dont elle est titulaire sous n° DM/2______, elle était représentée par F______ SA. Selon son allégué, celle-ci avait été fondée par Me G______, qui en était l'actionnaire, et avait pour administrateurs H______ et I______ deux collaborateurs du précité. Elle s'est prévalue d'un courrier adressé le 17 août 2017 à Me G______ et de la réponse de celui-ci (sur son papier à lettres professionnel, qui indique le nom de trois collaborateurs, dont H______ et I______, licenciés en droit), datée du 31 août 2017.

B______ a conclu à ce que la Cour se déclare incompétente pour statuer sur la requête procédurale précitée, avec suite de frais et dépens, ainsi qu'au refus d'un délai supplémentaire pour répondre, subsidiairement au déboutement de A______, avec suite de frais et dépens.

Elle a admis que Me G______ était le fondateur de F______, contestant l'allégué de A______ pour le "reste", et relevé que celui-ci s'était présenté comme son avocat, depuis avril 2016 dans le différend opposant les parties. Après 2007, F______ n'avait plus effectué aucun enregistrement pour le compte de A______; les deux administrateurs de la société étaient consultants pour l'étude de Me G______.

C______ et D______ ont requis que la procédure suive son cours.

 

EN DROIT

1. La demanderesse/défenderesse reconventionnelle, à laquelle un délai était octroyé pour répondre aux demandes reconventionnelles dirigées contre elle, n'a pas déposé de réponse, mais a soulevé un incident relatif à la capacité de postuler de l'avocat d'une des défenderesses/demanderesses reconventionnelles.

Les défenderesses/demanderesses reconventionnelles C______ et D______ font valoir qu'elles ne sont pas concernées par l'incident et requièrent que la procédure suive son cours, en l'absence de réponse sur la demande reconventionnelle de C______.

La défenderesse/demanderesse reconventionnelle B______ conclut à l'incompétence de la Cour s'agissant de l'incident soulevé.

2. 2.1.1 Selon l’art. 12 LLCA, l’avocat exerce sa profession avec soin et diligence (let. a), exerce son activité professionnelle en toute indépendance (let. b) et évite tout conflit entre les intérêts de son client et ceux des personnes avec lesquelles il est en relation sur le plan professionnel ou privé (let. c).

Celui qui, en violation des obligations énoncées à l'art. 12 LLCA, accepte ou poursuit la défense d'intérêts contradictoires doit se voir dénier par l'autorité la capacité de postuler. L'interdiction de plaider est, en effet, la conséquence logique du constat de l'existence d'un tel conflit (arrêt du Tribunal fédéral 1A_223/2002 du 18 mars 2003 consid. 5.5). La loi sur les avocats ne désignant pas l'autorité compétente habilitée à empêcher de plaider l'avocat confronté à un conflit d'intérêt, les cantons sont compétents pour la désigner. Ainsi, l'injonction consistant en l'interdiction de représenter une personne dans une procédure peut être prononcée, selon les cantons, par l'autorité de surveillance des avocats ou par l'autorité judiciaire saisie de la cause (BOHNET/MARTENET, Droit de la profession d'avocat, 2009, ch. 2201 p. 897; cf. aussi arrêts du Tribunal fédéral 2C_885/2010 du 22 février 2011 consid. 1.1; 2D_148/2008 du 17 avril 2009 consid. 1.2). Le législateur genevois a confié les compétences dévolues à l'autorité de surveillance par la loi sur les avocats à la Commission du barreau (art. 1 LPAv). En l'absence d'une telle disposition expresse, il appartient au juge qui conduit le dossier, au civil, au pénal ou en droit administratif, et qui constate un conflit d'intérêts ou un défaut d'indépendance, d'en tirer d'office les conséquences et de dénier à l'avocat la capacité de postuler en l'obligeant à renoncer à la défense en cause (ATF 138 II 162 consid. 5).

Des auteurs considèrent que, en vertu des exigences du droit fédéral, seul le tribunal en charge des procédures civile et pénale est compétent pour se prononcer sur les interdictions de postuler (GRODECKI/JEANDIN, Approche critique de l'interdiction de postuler chez l'avocat aux prises avec un conflit d'intérêts, SJ 2015 II 107, p. 133). Ces auteurs soutiennent qu'il s'agit, en procédure civile, d'une décision de procédure prise sur la base de l'art. 59 CPC (ibidem, p. 131).

2.1.2 A Genève, l’art. 43 al. 3 LPAv autorise la Commission du barreau à prononcer des injonctions destinées à imposer à l’avocat le respect des usages professionnels, dont le respect de l’interdiction d’agir en cas d’existence d’un conflit d’intérêts. Cette compétence de droit cantonal qui dépasse le cadre du droit disciplinaire réglé à l’art. 43 al. 1 LPAv, doit céder le pas aux dispositions de procédure fédérale définissant la fonction des autorités, selon des règles qui s’imposent aux cantons. Lorsqu’une procédure pénale est ouverte, c’est la direction de la procédure qui est compétente pour déterminer s’il y a lieu ou non d’interdire à un avocat de postuler en raison d’un conflit d’intérêts (arrêt de la chambre administrative de la Cour de droit public ATA/283/2017 du 14 mars 2017).

2.1.3 En l'espèce, la Cour fait siens les motifs développés dans l'arrêt précité, retenant qu'ils prévalent également en procédure civile. Elle est ainsi compétente pour trancher la question de conflit d'intérêts soulevée par la demanderesse.

2.2.1 Un conflit d'intérêts prohibé par l'art. 12 let. c LLCA peut survenir en cas de mandats opposés, soit le fait d'assumer successivement deux mandats contradictoires. Il n'y a pas d'interdiction absolue d'agir contre un ancien client, mais l'interdiction d'utiliser les informations obtenues dans le cadre du précédent mandat peut conduire l'avocat à devoir renoncer au second mandat. Il faut alors déterminer si les connaissances acquises dans l'exécution de l'ancien mandat sont nécessaires ou utiles dans l'exercice du nouveau. En clair, l'avocat ne peut accepter le nouveau mandat que s'il peut exclure de devoir faire état de circonstances dont il a eu connaissance dans le cadre du précédent et qui sont couvertes par le secret professionnel. Pour qu'il y ait conflit d'intérêts, la seule existence de la possibilité d'utiliser dans un nouveau mandat, consciemment ou non, les connaissances acquises dans le premier sous couvert du secret professionnel suffit, avec pour conséquence que l'avocat doit renoncer au second mandat envisagé. C'est en fonction des critères suivants que se détermine l'existence ou non de mandats opposés dans un cas concret: l'écoulement du temps entre les deux mandats, la connexité factuelle et/ou juridique des deux mandats, la portée du premier mandat, à savoir son importance et sa durée, les connaissances acquises par l'avocat dans l'exercice du premier mandat ainsi que la persistance d'une relation de confiance avec l'ancien client.

Par ailleurs, la prohibition des conflits d'intérêts vise également la situation dans laquelle les intérêts du client sont susceptibles d'entrer en collision avec les intérêts propres de l'avocat. Il y a ici des liens personnels (financiers, commerciaux, contractuels, familiaux) ou professionnels de nature à placer l'avocat dans un conflit de loyauté vis-à-vis de son mandant. Enfin, au delà des situations de conflit d'intérêts au sens strict, on peut envisager des situations de conflits d'intérêts au sens large, dans lesquelles l'avocat doit s'abstenir d'assumer le mandat parce qu'en l'acceptant il agirait de façon inélégante (GRODECKI/ JEANDIN, op. cit, p. 114, 115).

2.2.2 En l'occurrence, la demanderesse ne se prévaut pas d'un mandat d'avocat conféré au conseil dont la capacité de postuler est mise en doute, mais d'un mandat attribué à une société anonyme tierce, dans le cadre de l'enregistrement d'un design.

Il n'est pas contesté que Me G______ est le fondateur de ladite société anonyme.

La demanderesse a, sans offre de preuve concluante sur ce point, allégué que cet avocat serait en outre actionnaire de la société, ce qui est contesté. Elle n'a pour le surplus pas fait valoir que l'avocat revêtirait une fonction au sein de cette entité ni qu'il serait intervenu concrètement, d'une quelconque façon, dans l'exécution du mandat conféré à la précitée. La défenderesse affirme, sans être contredite, que ce mandat a pris fin en 2007 au plus tard.

Enfin, il est constant que les deux administrateurs de la société figurent, avec la mention "licencié en droit" sur le papier à lettres professionnel de Me G______, pour lequel, aux dires de la défenderesse, ils exercent en qualité de consultants.

Il résulte de ce qui précède que Me G______ n'a, en tout état, pas assumé deux mandats d'avocat opposés successifs. Il est en revanche manifestement en lien avec une entité mandatée par la demanderesse (dont il n'est pas établi qu'elle serait intervenue après 2007, soit il y a plus de onze ans), puisqu'il admet en être le fondateur et bénéficier des services de consultants de ses deux administrateurs qui sont nommés sur son papier à lettres d'avocat.

Ces circonstances ne révèlent pas de conflit d'intérêts au sens strict, vu la nature des mandats et les parties à celui-ci ainsi que l'écoulement du temps; il n'appartient pas à la Cour de se pencher plus avant sur l'existence d'un éventuel conflit d'intérêts au sens large, tel que relevé par la doctrine citée ci-dessus.

Par conséquent, la requête d'interdiction de postuler formée par la demanderesse sera rejetée.

3. A titre subsidiaire, pour le cas où il ne serait pas fait droit à ses conclusions sur incident, la demanderesse a sollicité la prolongation de son délai pour répondre au fond sur demandes reconventionnelles, ce à quoi les autres parties s'opposent.

Par application analogique de l'art. 223 al. 1 CPC, il convient de fixer à la demanderesse un délai supplémentaire de 15 jours dès réception de la présente décision pour déposer sa réponse sur demandes reconventionnelles.

4. Il sera statué sur les frais de la présente décision avec la décision à rendre sur le fond.

* * * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre civile :

Statuant sur incident de capacité de postuler d'avocat :

Rejette la requête d'interdiction de postuler formée par A______ SA à l'endroit de
Me G______.

Dit qu'il sera statué sur les frais de la présente décision dans la décision au fond.

Statuant à titre préparatoire :

Fixe à A______ SA un délai supplémentaire de 15 jours dès réception de la présente décision pour répondre sur les demandes reconventionnelles.

Siégeant :

Monsieur Ivo BUETTI, président; Madame Sylvie DROIN, Madame Nathalie RAPP, juges; Madame Camille LESTEVEN, greffière.

 

 

Le président :

Ivo BUETTI

 

La greffière :

Camille LESTEVEN

 

 

 

 

 

Indication des voies de recours :

 

Le Tribunal fédéral connaît, comme juridiction ordinaire de recours, des recours en matière civile; la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 72 à 77 et 90 ss de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110). Il connaît également des recours constitutionnels subsidiaires; la qualité et les autres conditions pour interjeter recours sont déterminées par les art. 113 à 119 et 90 ss LTF. Dans les deux cas, le recours motivé doit être formé dans les trente jours qui suivent la notification de l'expédition complète de l'arrêt attaqué. L'art. 119 al. 1 LTF prévoit que si une partie forme un recours ordinaire et un recours constitutionnel, elle doit déposer les deux recours dans un seul mémoire.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.