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Décisions | Chambre Constitutionnelle

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A/243/2022

ACST/12/2022 du 28.07.2022 ( ABST ) , REJETE

Recours TF déposé le 15.09.2022, rendu le 30.09.2022, IRRECEVABLE, 1C_518/2022
En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

 

POUVOIR JUDICIAIRE

A/243/2022-ABST ACST/12/2022

COUR DE JUSTICE

Chambre constitutionnelle

Arrêt du 28 juillet 2022

 

dans la cause

 

Madame A______
représentée par Me Dina Bazarbachi, avocate

contre

GRAND CONSEIL


EN FAIT

1) Madame A______, de nationalité B______ et appartenant à la communauté C______, se rend périodiquement à Genève, où elle vient mendier.

2) Le 30 novembre 2007, le Grand Conseil a adopté la loi 10'106 modifiant la loi pénale genevoise du 17 novembre 2006 (LPG - E 4 05 ; mendicité), entrée en vigueur le 29 janvier 2008, dont l’art. 11A punissait de l’amende celui qui s’adonnait à la mendicité.

3) Par arrêt du 9 mai 2008 (ATF 134 I 214), le Tribunal fédéral a rejeté un recours formé contre l’art. 11A aLPG, considérant que l’interdiction totale de la mendicité résultant de cette disposition constituait une restriction admissible de la liberté personnelle.

4) À compter de 2011, plusieurs amendes ont été infligées à des personnes s’adonnant à la mendicité en application de l’art. 11A aLPG, auxquelles des oppositions ont été formées. Ces amendes ont été confirmées par les juridictions pénales genevoises compétentes, puis par le Tribunal fédéral, lequel a considéré que l’interdiction de mendier n’emportait pas de violation des droits fondamentaux des intéressés, en particulier au regard de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH - RS 0.101 ; arrêts du Tribunal fédéral 6B_530/2014 du 10 septembre 2014 ; 6B_88/2012 du 17 août 2012).

5) Saisie d’une requête n° 1______ déposée en mars 2015, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après : CourEDH) a, par arrêt du 19 janvier 2021 dans la cause A______ contre Suisse (ci-après : ACEDH A______), constaté une violation de l’art. 8 CEDH dans l’application de l’art. 11A aLPG et condamné la Suisse à verser à la requérante un montant de EUR 922.- à titre de dommage moral.

6) À la suite de cet arrêt, l’application de l’art. 11A aLPG a été suspendue par le Procureur général.

7) Le 19 janvier 2021, plusieurs députés ont déposé au Grand Conseil un projet de loi (ci-après : PL) 12'862 modifiant la LPG intitulé « pour mettre un terme à la criminalisation de la mendicité et amnistier les victimes de cette disposition », qui visait à l’abrogation de l’art. 11A aLPG, à l’amnistie de toutes les sanctions ordonnées en application de cet article, à la rétrocession des amendes et frais perçus et à l’octroi d’une indemnité en faveur des personnes mises en détention de ce chef d’infraction.

8) Le 1er mars 2021, plusieurs autres députés ont déposé au Grand Conseil un PL 12'881 modifiant la LPG intitulé « adaptation de l’interdit pénal de la mendicité en suite de l’arrêt de la CourEDH du 19 janvier 2021 », visant à punir de l’amende la mendicité sous différentes formes et en plusieurs lieux.

Selon l’exposé des motifs y relatif, il convenait d’adapter la législation cantonale en matière de mendicité, tout en tenant compte de l’arrêt de la CourEDH, dont il ressortait d’une part qu’une interdiction généralisée de la mendicité était excessive et d’autre part que l’acte de mendicité ne pouvait être réprimé par une peine privative de liberté de substitution au motif que l’auteur n’avait pas payé l’amende à laquelle il avait été condamné de ce chef. Il était ainsi admissible de restreindre la pratique de la mendicité dans l’espace et d’interdire en tant que telle la mendicité organisée, en particulier lorsqu’elle était exercée en manipulant des personnes mineures ou dépendantes, ce qui constituait une forme reconnue de traite des êtres humains.

9) Après un renvoi sans débat par le Grand Conseil, la commission judiciaire et de la police (ci-après : la commission parlementaire) a, les 16 et 23 novembre 2021, rendu son rapport concernant respectivement les PL 12'862 et 12'881. Elle a procédé à l’audition de plusieurs personnes, associations et autorités au sujet de la problématique de la mendicité et de ses effets à Genève.

a. Les représentants de la police, plus précisément de la police de proximité et de la brigade de lutte contre la traite d’êtres humains et la prostitution illicite, ont indiqué que les enquêtes effectuées pour comprendre la manière par laquelle s’opérait la mendicité avaient mis en évidence une organisation clanique et pyramidale, regroupant des personnes d’une même famille ou d’un même village, qui dirigeait des réseaux de mendiants. Un chef était à sa tête, lequel envoyait les membres du clan mendier, souvent des femmes et parfois des mineurs, et récoltait ensuite le fruit de leur activité. Dans certains cas, des situations de quasi-esclavage avaient été identifiées, notamment celle d’un jeune homme loué par son père resté en B______ à des gens de son village, qui l’avaient exploité pendant deux mois à Genève. Le produit de la mendicité ne servait ainsi pas aux personnes dans la nécessité mais remontait vers le chef du clan. Des réseaux roumains exploitant la mendicité de leurs compatriotes avaient été démantelés. Une dizaine d’années auparavant, le canton avait été confronté à des problématiques de mendicité par des mineurs, notamment des jeunes enfants entre 5 et 10 ans, et de prostitution. Le problème était que les parents refusaient la scolarisation des enfants, ne voulant pas que ceux-ci sortent de l’organisation clanique. À présent, il y avait très peu de cas de mendicité des mineurs vu les dispositions de protection prises.

S’agissant de la distance nécessaire pour garantir la sécurité des utilisateurs de bancomats et postomats, il était difficile de déterminer un métrage, mais un rayon de 50 m pouvait être considéré comme raisonnable. Il existait un sentiment de vulnérabilité et d’insécurité dans de tels lieux, notamment chez les personnes âgées ayant d’autres habitudes en termes d’utilisation des outils informatiques. L’infraction de traite d’êtres humains était complexe à prouver ; la contravention en premier échelon permettait à la police de sanctionner et surtout d’avoir une prise de contact avec la personne qui mendiait. Depuis la fin de la punissabilité de la mendicité, une augmentation de cette pratique avait été constatée. Il existait aussi une mendicité dite par astuce : des mendiants avec des enfants dans des poussettes recevaient des couches et retournaient dans le magasin pour se les faire rembourser. La police n’avait pas constaté une population nouvelle ayant commencé à mendier depuis le début de la pandémie de COVID-19, ni d’augmentation de la mendicité liée à une précarité due à la situation sanitaire, mais plutôt une augmentation du nombre de personnes demandant l’aide sociale. La plupart des mendiants vivaient de l’assistance sociale à Genève : ils mangeaient dans des infrastructures d’accueil et dormaient sur l’espace public, sous des ponts.

b. Selon les professeurs de droit public et de droit pénal de l’Université de Genève entendus, la répression des formes agressives de la mendicité était conforme à la jurisprudence de la CourEDH, tout comme l’énumération d’un certain nombre de lieux dans lesquels la mendicité ne pouvait pas être pratiquée, pour autant que ladite énumération ne soit pas interprétée comme interdisant de facto la mendicité de manière générale. La mendicité agressive devait être distinguée de la mendicité passive. Par mendicité agressive, il fallait entendre un comportement de nature à importuner les personnes démarchées, la personne raisonnable étant le point de référence, à l’exclusion des sensibilités individuelles. L’idée était d’éviter que des personnes majeures exploitent un mineur ou une personne dépendante afin d’augmenter leur chiffre d’affaires. La situation d’une famille qui se trouvait dans la détresse et qui n’avait pas la possibilité de confier ses enfants à autrui pendant la mendicité était toutefois différente et ne permettait pas de fonder la punissabilité. La CourEDH ne proscrivait pas, d’une manière générale, la possibilité de convertir une amende en peine privative de liberté, la gravité de la sanction étant un élément à prendre en compte dans la mise en balance des intérêts. Bien que la Suisse se soit dotée de règles pour combattre la traite des êtres humains, il n’était pas certain que le chef de clan qui ordonnait à des personnes d’aller mendier puisse être qualifié d’auteur d’une infraction de traite. La LPG visait à appréhender, au niveau local et par le biais de l’amende, des phénomènes qui, d’une manière générale, remettaient en cause l’ordre public dans son sens le plus large, comme la tranquillité et la sécurité publiques. Il était délicat de délimiter de manière chiffrée le périmètre dans lequel la mendicité était interdite et une indication comme « aux abords immédiats » était préférable.

c. L’ancien directeur de Caritas Genève a décrit le travail effectué auprès des membres de la communauté C______ depuis plusieurs années afin de leur donner la parole, de les informer sur les droits et usages communs à Genève et de les former en collaboration avec les forces de l’ordre. L’accès au travail avait également été développé ; une valorisation des expériences (agriculture, construction, transports d’objets) et l’accès à un travail rémunéré avaient permis aux C______ de sortir de la rue avec leurs familles. Une de ses préoccupations était l’emprise sur les plus faibles. Il proposait, à l’image de la prévention des drogues, d’envisager une politique publique reposant sur quatre piliers (cadre légal non discriminatoire ; prévention des risques par le biais de l’information, la médiation et la formation ; alternatives à la mendicité, notamment par la coopération internationale et le bon usage des subventions distribuées dans les pays d’origine ; et en dernier, la répression pour combattre la traite d’êtres humains et toute forme d’emprise).

La plupart des C______ venant à Genève n’avaient pas de travail dans leur pays d’origine et fuyaient la misère, la sécurité sociale n’y existant pas. La scolarisation était la réponse la plus efficace pour que les enfants ne soient pas à la rue, mais l’accès à l’école n’était pas simple. De plus, il y avait une loi du marché de la mendicité et comme tout marché, il s’autorégulait. Néanmoins, il ne fallait pas confondre l’entraide familiale et villageoise avec les réseaux et la traite des êtres humains. La solidarité clanique et l’emprise clanique étaient deux éléments différents. Au sujet de l’emprise clanique, le plus gros danger consistait en des violences intrafamiliales, en particulier des situations où le mari forçait sa femme à s’adonner à la prostitution. Le seul cas avéré de traite d’êtres humains intrafamiliale concernait un oncle et une tante ayant payé les parents d’un jeune homme handicapé pour le faire venir et mendier à Genève.

d. Les représentantes des associations des commerçants de Genève, regroupant tant les grandes enseignes que les plus petites, avaient été régulièrement interpellées par leurs membres depuis février 2021. Ceux-ci faisaient état de difficultés à exercer leur activité commerciale dans des conditions sereines depuis la suspension de l’application de l’art. 11A aLPG. Le commerce de détail avait pour préoccupation principale l’accueil des clients et devait être attractif pour fonctionner, notamment en termes d’accessibilité, de sécurité et de confort, surtout après la pandémie. La mendicité était en recrudescence en Ville D______. Des organisations déposaient des mendiants soit en E______ voisine, soit au centre-ville, avec des panneaux uniformisés portant la mention « j’ai faim ». Ce n’était pas un hasard de trouver dix panneaux identiques dans la même rue. Les commerçants voyaient les mêmes gens, adossés toute la journée devant leur commerce, mois après mois, avec des enfants, ce qui n’était pas accueillant. Tant les clients que les commerçants avaient peur et une grande agressivité se développait suivant les circonstances. Il y avait souvent des disputes entre les clients qui donnaient de l’argent et ceux qui n’en donnaient pas, ceux-ci se faisant agresser pour ce motif, ce qui générait de la nervosité. Il était arrivé que le fait de demander à une personne adossée à un commerce d’aller plus loin ait conduit à de l’agression verbale, identifiée au ton employé, envers le commerçant.

e. Les représentants des associations de marchands et de brocanteurs ont expliqué avoir constaté une dégradation de la situation à la suite de l’ACEDH A______, les mendiants venant depuis lors en nombre sur les marchés. Ils se montraient plus agressifs et présents que par le passé, ce qui avait pour effet de susciter de nombreuses plaintes de clients, en particulier à F______. Des cars venaient de G______ le matin et des chefs de groupe donnaient des instructions géographiques à des mendiants. Les clients ne fréquentaient plus le marché de F______ car ils étaient harcelés. Les mendiants bousculaient les gens pour que leur porte-monnaie tombe au sol, puis proposaient d’aider à ramasser la monnaie. C’était problématique pour les personnes âgées. Des rabatteurs encaissaient les sommes. Ces mendiants voulaient de l’argent, et non manger. Il fallait que les conditions de commerce, qui s’étaient considérablement dégradées, redeviennent acceptables.

f. Selon les représentants de la Ville D______ (ci-après : la ville), la police municipale avait constaté une recrudescence de la mendicité depuis la suspension de l’application de l’art. 11A aLPG et recevait un grand nombre de doléances à ce sujet. Le fait de chiffrer une distance où la mendicité ne pouvait s’exercer était difficile à évaluer dans la pratique par les agents. La conseillère administrative en charge de la sécurité avait pu voir des camionnettes déposer des mendiants par dizaines sur un même lieu ; ces réseaux lui semblaient bien organisés. La responsable de la police municipale recevait chaque semaine des courriels d’habitants se plaignant de la présence de mendiants et du sentiment d’insécurité que cela engendrait. Dans certains secteurs, les habitants ne se sentaient plus en sécurité en raison notamment de la présence d’attroupements de personnes et de campements sauvages. La mendicité posait aussi des problèmes de salubrité, notamment à ______ de F______.

g. Le directeur du service de protection des mineurs (ci-après : SPMi) avait observé, à partir de 2021, des arrivées de familles issues de la communauté C______ demandant des mises à l’abri. Aucun enfant en danger du fait d’être soumis à la mendicité n’avait été signalé à son service. À l’époque, des mesures de protection immédiate, telles que le retrait de la garde d’enfants, n’avaient pas fonctionné parce que les jeunes ne restaient pas dans les établissements et fuguaient. La mesure éducative n’était pas acceptée. Il posait comme hypothèse que l’appartenance à la famille et au groupe était plus importante. Il existait des cas graves, comme celui d’une adolescente se prostituant à quatorze ans mais fuyant en permanence des institutions où elle était placée. Il supposait l’existence d’une contrainte à revenir, exercée par le milieu extérieur, de sorte que la personne n’acceptait rien de ce qui lui était proposé. Cette adolescente était suivie en permanence par un collaborateur du SPMi qui essayait de l’amener à se protéger et à quitter le milieu dans lequel elle se trouvait. Il y avait plusieurs cas de figure, le plus simple étant la mendicité et le plus complexe et inquiétant étant la prostitution. Un autre cas récent le préoccupait : une femme avait fui la H______ avec ses deux enfants car l’une d’elles avait été vendue par le père, et venait en Suisse pour que sa fille ne soit pas victime. Il s’inquiétait que le fait de ne pas réprimer la mendicité puisse être interprété comme une autorisation et que cela n’entraîne, par conséquent, une augmentation d’enfants en situation de mendicité par leurs parents. Utiliser une personne pour gagner de l’argent était, selon lui, de l’exploitation d’êtres humains à des fins lucratives, mais la preuve était compliquée à apporter : il était difficile de mettre en corrélation un enfant qui mendiait avec une demande qui lui avait été faite.

h. Lors des discussions, il a été proposé de supprimer une distance métrique au profit des termes « aux abords de » qui permettaient d’évoluer selon le type d’installation visé. Selon certains commissaires, cette notion semblait trop floue car elle comportait un élément subjectif rendant difficile l’application de la loi. Bien que non retenue, la mention d’une distance de 5 m était dans ce cadre plus adaptée, à l’instar de ce que prévoyait la législation du canton de Bâle-Ville.

10) Les PL 12'862 et 12'881 ont été portés à l’ordre du jour de la séance du Grand Conseil du 10 décembre 2021, à l’issue de laquelle le premier a été rejeté et le deuxième adopté en troisième débat. La loi 12'881 ainsi adoptée a la teneur suivante :

« Art. 1 Modification

La loi pénale genevoise, du 17 novembre 2006 (LPG – E 4 05), est modifiée comme suit :

 

Art. 11A Mendicité (nouvelle teneur)

Sera puni de l’amende :

a) quiconque aura mendié en faisant partie d’un réseau organisé dans ce but ;

b) quiconque aura mendié en adoptant un comportement de nature à importuner le public, notamment en utilisant des méthodes envahissantes, trompeuses ou agressives ;

c) quiconque aura mendié :

1° dans une rue, un quartier ou une zone ayant une vocation commerciale ou touristique prioritaire ; le Conseil d’État établit et publie la liste des lieux concernés,

2° aux abords immédiats des entrées et sorties de tout établissement à vocation commerciale, notamment les magasins, hôtels, cafés, restaurants, bars et discothèques,

3° aux abords immédiats des entrées et sorties de tout établissement à vocation médicale, notamment les hôpitaux, établissements médico-sociaux et cliniques,

4° aux abords immédiats des entrées et sorties de tout établissement à vocation culturelle, notamment les musées, théâtres, salles de spectacle et cinémas,

5° aux abords immédiats des banques, bureaux de poste, distributeurs automatiques d’argent et caisses de parking,

6° aux abords immédiats des entrées et sorties de tout établissement à vocation éducative, notamment les crèches, écoles, cycles d’orientation et collèges,

7° à l’intérieur et aux abords immédiats des entrées et sorties des marchés, parcs, jardins publics et cimetières,

8° à l’intérieur et aux abords immédiats des entrées et sorties des gares, ports et aéroports,

9° à l’intérieur des transports publics,

10° aux abords immédiats des arrêts de transport public et des amarrages de bateaux, de même que sur les quais ferroviaires,

11° aux abords immédiats des lieux cultuels.

2 Quiconque aura mendié en étant accompagné d’une ou plusieurs personnes mineures ou dépendantes, ou qui aura organisé la mendicité d’autrui, notamment en lui assignant un emplacement, en lui imposant un horaire ou en mettant à sa disposition un moyen de transport, sera puni d’une amende de 2'000 francs au moins.

 

Art. 2 Entrée en vigueur

La présente loi entre en vigueur le lendemain de sa promulgation dans la Feuille d’avis officielle ».

11) La loi 12'881 a été publiée dans la Feuille d’avis officielle de la République et canton de Genève (ci-après : FAO) du 17 décembre 2021, le délai référendaire expirant le 7 février 2022.

12) a. Le 24 janvier 2022, Mme A______, représentée par son conseil, a interjeté un recours auprès de la chambre constitutionnelle de la Cour de justice (ci-après : la chambre constitutionnelle) contre la loi 12'881, concluant, préalablement, à l’octroi de l’effet suspensif au recours et, principalement, à l’annulation de l’art. 11A LPG, tel que modifié par ladite loi.

L’art. 11A LPG était contraire à l’ACEDH A______. Aucun intérêt public ne justifiait de pénaliser par une sanction aussi grave qu’une amende, automatiquement convertie en peine privative de liberté en cas de non-paiement, une personne vulnérable, dépourvue de moyens de subsistance et s’adonnant à la mendicité pour y remédier. L’atteinte à la liberté personnelle d’une telle personne était disproportionnée, sans que sa manière de mendier ou son attitude ne doivent être examinées.

La norme cantonale violait également l’art. 26 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 entrée en vigueur pour la Suisse le 1er avril 2013 (CTEH - RS 0.311.543), ainsi que le principe de la primauté du droit fédéral. L’art. 11A al. 1 let. a LPG entravait l’application de l’art. 182 du Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (CP - RS 311.0) en punissant les potentielles victimes de réseaux organisés. De plus, en adoptant l’art. 11A al. 2 in fine LPG, le législateur cantonal avait légiféré en matière de traite des êtres humains et converti un délit (la traite d’êtres humains) en simple prescription de police (la contravention), alors qu’un tel comportement était appréhendé de manière exhaustive par le CP. C’était également sans droit que le tarif de l’amende avait été arrêté à CHF 2'000.-, ce qui empiétait sur les prérogatives du juge qui devait examiner la situation personnelle de l’auteur avant le prononcé d’une amende, indépendamment du degré de gravité de l’infraction commise, en application de l’art. 106 al. 3 CP.

Prise dans sa globalité, la disposition litigieuse violait la liberté personnelle en tant qu’elle interdisait la mendicité, tant sous l’angle d’un besoin élémentaire à satisfaire (tel que la nourriture) que de la protection de l’intégrité physique. Punir la mendicité revenait à mépriser la dignité du mendiant et à le stigmatiser en raison de sa différence et de sa pauvreté. Sanctionner d’une amende une personne mendiante dénuée de moyens de subsistance constituait en soi une violation de la liberté personnelle, sans devoir examiner les conditions d’une restriction dont l’examen conduisait à la même conclusion.

Vu son manque de précision, la norme querellée ne pouvait constituer une base légale formelle, en particulier lorsqu’elle traitait de « comportement de nature à importuner le public », termes subjectifs insuffisamment précis, sujets à interprétation et susceptibles de conduire à l’arbitraire. Il en allait de même de la mise à « disposition d’un moyen de transport » mentionnée à l’art. 11A al. 2 LPG, ce qui générait une insécurité juridique.

Le fait de mendier – équivalent, en termes de dérangement, à une collecte en faveur d’une œuvre caritative ou d’intérêt public – ne créait pas de trouble à l’ordre public. Le législateur n’avait pas examiné si la lutte contre les réseaux criminels organisés, qu’il invoquait à titre d’intérêt public, pouvait être effectuée d’une autre manière, par exemple en application de l’art. 182 CP, pas plus qu’il n’avait cherché à vérifier si les réseaux évoqués en commission parlementaire existaient et s’ils avaient le cas échéant pu être démantelés. Une enquête menée par le journal Le Temps démontrait qu’aucun cas de traite d’êtres humains découlant de la mendicité n’avait été constaté, ni a fortiori puni à Genève en douze ans. Il n’y avait ainsi pas d’intérêt public à interdire la mendicité.

Même à considérer que certains intérêts publics, tels que la sécurité ou la tranquillité publiques, puissent justifier des restrictions à l’exercice de la mendicité, l’art. 11A LPG violait également le principe de proportionnalité. La criminalisation des mendiants n’était pas un moyen de lutte efficace contre les réseaux organisés. Le Grand Conseil n’avait pas examiné si l’ordre public, à savoir la protection des commerçants et des passants, pouvait être sauvegardé par d’autres moyens qu’une interdiction conduisant à une condamnation pénale, par exemple par la mise en place de mesures d’encadrement, de discussions avec les acteurs étatiques et sociaux ou d’accès à des prestations sociales.

En outre, il ressortait de la lecture de l’art. 11A al. 1 let. c LPG et de l’étendue des zones d’interdiction que la mendicité ne serait autorisée que dans les zones agricoles ou industrielles, à savoir des endroits sans passants, ce qui revenait à une interdiction généralisée. À cela s’ajoutait qu’une telle interdiction consacrait un traitement discriminatoire, en visant à sanctionner des personnes uniquement en raison de leur pauvreté.

Pour les mêmes raisons, la liberté d’expression était également violée par l’art. 11A LPG, puisque lorsqu’une personne s’adonnait à la mendicité, elle exprimait sa détresse en la communiquant de manière verbale ou non verbale.

b. La recourante a produit un chargé de pièces comportant notamment : une procuration signée le 17 janvier 2022 donnant pouvoir à son conseil de la représenter et l’assister dans le cadre d’un recours dirigé contre l’art. 11A LPG ; plusieurs jugements du Tribunal de police rendus en 2012, 2016, 2018 et 2019 la reconnaissant coupable de mendicité ; un article du journal Le Temps du 13 décembre 2021 intitulé « En persistant à interdire la mendicité à Genève, la droite crée une usine à gaz ».

13) La loi 12'881 n’ayant fait l’objet d’aucune demande de référendum, le Conseil d’État l’a promulguée par arrêté du 9 février 2022, publié dans la FAO du 11 février 2022, pour être exécutoire dans tout le canton dès le lendemain de ladite publication, à savoir le 12 février 2022.

14) Également par arrêté du 9 février 2022, publié dans la FAO du 11 février 2022, le Conseil d’État a fixé la liste des lieux à vocation commerciale ou touristique prioritaire visés à l’art. 11A al. 1 let. c ch. 1 LPG. Il s’agissait de ceux se situant à l’intérieur du périmètre terrestre défini entre et comprenant le Quai Wilson au niveau du Parc Mon Repos, le Quai du Mont-Blanc, le Pont du Mont-Blanc, le Quai du Général-Guisan du Pont du Mont-Blanc au Quai Gustave-Ador, le Quai Gustave-Ador jusqu’à et y compris Baby-Plage. Un plan comportant ladite zone du « U-lacustre » était annexé à l’arrêté.

15) Saisie le 10 février 2022 par Mme A______ d’une demande de mesures superprovisionnelles urgentes tendant à l’octroi immédiat de l’effet suspensif, la présidence de la chambre constitutionnelle a, par décision du lendemain, partiellement fait droit à sa requête et interdit, à titre superprovisionnel, uniquement l’arrestation provisoire et la conduite au poste de personnes soupçonnées ou prévenues de mendicité selon l’art. 11A LPG, et ce jusqu’à droit jugé sur l’effet suspensif au recours.

16) Le 18 février 2022, Mme A______ a saisi la chambre constitutionnelle d’un nouveau recours contre la loi 12'881, telle que promulguée par l’arrêté du 9 février 2022, aux conclusions identiques à son recours du 24 janvier 2022.

Elle reprenait les mêmes griefs, ajoutant que la loi litigieuse violait le principe de la légalité car elle n’était pas suffisamment précise, ce qui la rendait inapplicable. La formulation de l’art. 11A LPG était vague au point de ne pas permettre aux citoyens de la comprendre et, par conséquent, de s’y conformer. Il n’était ainsi pas possible de savoir ce qu’il fallait comprendre par « réseau organisé », « comportement de nature à importuner le public », « abords immédiats », « mettre à disposition un moyen de transport », « personnes dépendantes » ou encore « avoir organisé la mendicité d’autrui ». De plus, en laissant au Conseil d’État le soin d’établir, par simple publication, une liste des lieux concernant « une rue, un quartier ou une zone ayant une vocation commerciale ou touristique prioritaire », l’art. 11A al. 1 let. c ch. 1 LPG lui permettrait d’interdire de manière générale la mendicité sur l’ensemble du territoire genevois. Par conséquent, l’art. 11A LPG ne permettait pas de discerner où la mendicité serait autorisée et surtout comment la pratiquer.

17) Dans sa réponse déposée le 11 mars 2022, le Grand Conseil a conclu au rejet du recours.

La question de la recevabilité du recours pouvait se poser en raison des deux actes déposés par la recourante les 24 janvier et 18 février 2022 et une motivation insuffisante de certains griefs, tels que le caractère vague de l’art. 11A LPG qui serait à l’origine d’une violation du principe de la légalité en lien avec l’art. 1 CP, ainsi que celui tiré d’un traitement discriminatoire.

La loi litigieuse avait pour but de lutter contre la mendicité organisée, l’arrêt ACEDH A______ n’interdisant ni de légiférer sur la mendicité, ni de prévoir un régime de sanction pénale. L’amende était la peine la moins incisive ; sa conversion en peine privative de liberté de substitution (art. 106 al. 2 CP) et l’exécution de celle-ci résultaient du non-paiement fautif de l’amende par la personne condamnée. La disposition querellée était suffisamment claire et précise, étant relevé qu’était déterminant le point de vue d’une personne raisonnable, et non les sensibilités individuelles, et qu’une certaine liberté d’appréciation était laissée à l’autorité pénale appelée notamment à préciser certains termes et notions juridiques. La formulation employée se rapprochait d’infractions de mise en danger d’autrui, qui n’exigeaient pas d’établir un « dérangement » concret. La délégation législative contestée en faveur du Conseil d’État, suffisamment précise et délimitée, ne visait que l’identification des lieux de l’interdiction, et non la faculté d’édicter de nouvelles infractions. La personne forcée de mendier ne serait pas « ipso jure » condamnée pour le seul fait de mendier en appartenant à un réseau organisé de mendicité, vu la possibilité d’invoquer des faits justificatifs tels que l’état de nécessité au sens des art. 17 et 18 CP et d’appliquer les motifs d’exemption de peine comme l’art. 52 CP relatif à l’absence d’intérêt à punir, ainsi que les dispositions spécifiques au droit pénal des mineurs.

Dès lors, l’art. 11A LPG pourrait être appliqué en tenant compte de la situation particulière des victimes et était complémentaire aux dispositions spécifiques à la traite d’êtres humains (art. 182 CP et art. 26 CTEH), sans constituer une entrave à ces dernières. La norme querellée n’empêchait pas la pratique de la mendicité par une personne se trouvant dans un profond dénuement, sous réserve de certaines contraintes liées à la manière et au lieu. Elle visait à lutter contre les réseaux organisés de mendicité qui ne méritaient aucune protection en raison des problèmes qu’ils généraient. L’art. 106 al. 3 CP, applicable à titre de droit cantonal supplétif, n’empêchait pas de prévoir une amende avec un seuil minimum de CHF 2'000.- pour l’infraction de l’art. 11A al. 2 LPG, qui était plus grave que les comportements visés à l’al. 1 de cette norme.

La nouvelle mouture de l’art. 11A LPG ne constituait pas une restriction inadmissible à la liberté personnelle, ni n’instituait une interdiction généralisée de la mendicité. Les trois conditions (base légale, intérêt public, proportionnalité) de restriction étaient respectées. La loi querellée n’emportait pas non plus de violation de l’égalité de traitement.

La pratique de la mendicité n’était pas comparable à l’organisation d’une collecte en faveur d’une œuvre caritative ou d’intérêt public, généralement soumise, sur le domaine public, à l’obtention d’une autorisation ad hoc, susceptible d’être assortie de conditions et de limitations (géographique, temporelle). Les auditions devant la commission parlementaire avaient mis en lumière l’existence de réseaux organisés pratiquant la mendicité et de « difficultés » liées à cette pratique. Il existait ainsi une réalité dans le canton qu’il revenait au législateur de réguler et des « intérêts publics divers » pour légiférer et restreindre la liberté de ceux qui s’adonnaient à la mendicité.

Sous l’angle de l’aptitude, la loi litigieuse était un moyen de lutter efficacement contre les réseaux organisés pratiquant la mendicité, même si elle ne se limitait pas à ce but. S’agissant des mesures alternatives, la pratique de la mendicité et les problèmes entraînés par certaines de ses formes dans le canton n’avaient pas diminué, malgré l’existence d’une aide financière exceptionnelle pour une personne étrangère dans le besoin. Quant à la nécessité d’agir par la voie pénale, il découlait de l’audition, en commission parlementaire, du professeur de droit pénal qu’en dépit des moyens du CP (notamment l’infraction de traite d’êtres humains), la réglementation de la mendicité visait d’autres intérêts publics, soit l’ordre public dans son sens le plus large (tranquillité et sécurité publiques), et pouvait s’avérer complémentaire. Le Tribunal fédéral avait jugé proportionnée l’interdiction générale de la mendicité sur le domaine public, malgré la critique sur cette position par la CourEDH, étant rappelé que la loi querellée n’interdisait que certaines formes de mendicité qualifiée en visant certains lieux et périmètres énoncés à l’art. 11A al. 1 let. c LPG. Même si les cas de figure visés par la disposition querellée étaient nombreux, celle-ci ne consacrait pas une interdiction généralisée de la mendicité, vu qu’il fallait se situer « aux abords immédiats » pour tomber sous l’interdiction de mendier et que le fait de se déplacer de quelques mètres n’empêchait pas le geste de générosité. Le Conseil d’État avait en outre fait une application « très mesurée » de l’art. 11A al. 1 let. c ch. 1 LPG, en interdisant la pratique de la mendicité sur une partie du pourtour de la rade, pour un « meilleur vivre ensemble », « un juste équilibre ».

Il n’y avait pas lieu d’entrer en matière sur le grief d’un prétendu traitement discriminatoire fondé sur les art. 14 et 8 CEDH, non traité par la CourEDH, écarté par le Tribunal fédéral et non motivé dans le cas d’espèce.

Le grief tiré de la violation de la liberté d’expression devait aussi être écarté, compte tenu de la jurisprudence du Tribunal fédéral. L’intéressée exprimait sa détresse en s’adonnant à la mendicité, mais elle ne prétendait pas que la pratique de celle-ci comporterait ipso facto une dimension plus large, à l’instar de revendications politiques ou de techniques de sensibilisation générale à l’égard de la population sur la situation des plus démunis. Même à considérer une atteinte à la liberté de communication au sens des art. 16 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (Cst. - RS 101) et 10 CEDH, les conditions de restriction seraient réalisées pour les motifs précités liés à la liberté personnelle.

18) Le 15 mars 2022, la présidence de la chambre constitutionnelle a partiellement octroyé l’effet suspensif au recours et réservé le sort des frais de la procédure jusqu’à droit jugé au fond.

19) Dans sa réplique du 5 mai 2022, Mme A______ a maintenu sa position, en produisant notamment un article au sujet de la situation juridique des C______ rédigé par la professeure de droit public de l’Université de Genève entendue par la commission parlementaire, qui relevait la différence entre « law in books » et « law in action », ainsi que le fait que cette population ne pouvait pas toucher des prestations sociales financières faute de disposer d’une adresse sur le territoire genevois.

20) Sur quoi, la cause a été gardée à juger, ce dont les parties ont été informées.

EN DROIT

1) a. La chambre constitutionnelle est l’autorité compétente pour contrôler, sur requête, la conformité des normes cantonales au droit supérieur (art. 124 let. a de la Constitution de la République et canton de Genève du 14 octobre 2012 - Cst-GE - A 2 00). Selon la législation d’application de cette disposition, il s’agit des lois constitutionnelles, des lois et des règlements du Conseil d’État (art. 130B al. 1 let. a de la loi sur l’organisation judiciaire du 26 septembre 2010 - LOJ – E 2 05).

b. Le recours est formellement dirigé contre une loi cantonale, à savoir la loi 12'881 modifiant la LPG du 10 décembre 2021, et ce en l’absence de cas d’application (ACST/36/2021 du 21 octobre 2021 consid. 1b).

2) Le recours a été interjeté le 18 février 2022, dans le délai légal à compter de la promulgation de ladite modification dans la FAO, qui a eu lieu le 11 février 2022 (art. 62 al. 1 let. d et al. 3 et 63 al. 1 let. a de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - LPA - E 5 10), de sorte qu’il est recevable de ce point de vue également.

Le fait qu’un recours similaire ait déjà été formé le 24 janvier 2022, à la suite de la publication de la loi 12'881 dans la FAO du 17 décembre 2021, est en l’espèce sans incidence. D’une part, les griefs et les conclusions de ce recours ont été repris dans le recours déposé le 18 février 2022, étant précisé que le litige est circonscrit de manière quasiment identique par les deux actes de recours précités. D’autre part, selon la jurisprudence de la chambre de céans, un recours interjeté prématurément est néanmoins recevable dès lors qu'il a acquis à bref délai un objet actuel, du fait de la promulgation de la loi attaquée (ACST/35/2019 du 21 novembre 2019 consid. 2b).

3) a. Quant aux conditions formelles, l’acte de recours, formé par écrit (art. 64 al. 1 LPA), contient, sous peine d’irrecevabilité, la désignation de l’acte attaqué et les conclusions du recourant (art. 65 al. 1 LPA), ainsi que l’exposé des motifs et l’indication des moyens de preuve (art. 65 al. 2 LPA). En cas de recours contre une loi constitutionnelle, une loi ou un règlement du Conseil d’État, l’acte de recours doit en sus contenir un exposé détaillé des griefs du recourant (art. 65 al. 3 LPA). Le recourant ne peut ainsi se contenter de réclamer l’annulation d’une loi ou d’un règlement au motif que son contenu lui déplaît (ACST/29/2021 du 29 juin 2021 consid. 2b). Cela étant, selon la jurisprudence de la chambre constitutionnelle qui statue en première instance, cette exigence ne saurait être interprétée aussi rigoureusement que ne l’est le principe d’allégation (Rügeprinzip) devant le Tribunal fédéral pour les griefs de violation des droits fondamentaux et des dispositions de droit cantonal et intercantonal. De plus, le constituant a explicitement souhaité que la chambre constitutionnelle soit plus accessible aux citoyens et administrés que ne peut l’être l’instance judiciaire suprême de la Suisse (ACST/36/2021 du 21 octobre 2021 consid. 2b et les références citées).

b. En l’espèce, on comprend des deux actes de recours susmentionnés que la recourante conclut à l’annulation de l’art. 11A LPG dans sa teneur adoptée le 10 décembre 2021 par la loi 12'881 du Grand Conseil. Quoi qu’en pense l’intimé, les formulations de la recourante qu’il relève dans sa réponse ne conduisent pas à une autre interprétation, dans la mesure où elles se réfèrent explicitement à l’arrêté « relatif à la promulgation de la loi du 10 décembre 2021 modifiant la [LPG] ». Dès lors, il n’y a aucun doute concernant l’objet du présent litige.

Par ailleurs, même brève, la motivation des griefs tirés de la violation du principe de la légalité et de l’interdiction de discrimination apparaît suffisante, au regard de la jurisprudence de la chambre de céans en la matière, autre étant la question de la pertinence desdits griefs, qui sera analysée lors de l’examen du fond du litige.

Le recours satisfait dès lors aux réquisits de l’art. 65 al. 1 et 3 LPA, de sorte qu’il est recevable sur ce point également.

4) a. A qualité pour recourir toute personne touchée directement par une loi constitutionnelle, une loi, un règlement du Conseil d’État ou une décision et a un intérêt personnel digne de protection à ce que l’acte soit annulé ou modifié (art. 60 al. 1 let. b LPA). L’art. 60 al. 1 let. b LPA formule de la même manière la qualité pour recourir contre un acte normatif et en matière de recours ordinaire. Cette disposition ouvre ainsi largement la qualité pour recourir, tout en évitant l’action populaire, dès lors que le recourant doit démontrer qu’il est susceptible de tomber sous le coup de la loi constitutionnelle, de la loi ou du règlement attaqué (ACST/16/2021 du 22 avril 2021 consid. 3a).

Lorsque le recours est dirigé contre un acte normatif, la qualité pour recourir est conçue de manière plus souple et il n’est pas exigé que le recourant soit particulièrement atteint par l’acte entrepris. Ainsi, toute personne dont les intérêts sont effectivement touchés directement par l’acte attaqué ou pourront l’être un jour a qualité pour recourir ; une simple atteinte virtuelle suffit, à condition toutefois qu’il existe un minimum de vraisemblance que le recourant puisse un jour se voir appliquer les dispositions contestées (ATF 145 I 26 consid. 1.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_468/2019 du 8 juin 2020 consid. 1.2). La qualité pour recourir suppose en outre un intérêt actuel à obtenir l’annulation de l’acte entrepris, cet intérêt devant exister tant au moment du dépôt du recours qu’au moment où l’arrêt est rendu (ATF 142 I 135 consid. 1.3.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 8C_682/2019 du 2 septembre 2020 consid. 6.2.2 ; ACST/4/2021 du 2 mars 2021 consid. 3a).

b. En l’espèce, c’est à juste titre que l’autorité intimée reconnaît la qualité pour agir de la recourante, domiciliée officiellement en B______, pays membre de l’Union européenne depuis 2008. Le simple fait de mendier à Genève peut être punissable selon la LPG, et ce indépendamment d’un éventuel droit de séjour en Suisse. Les différents jugements pénaux produits par la recourante attestent de sa pratique de la mendicité à Genève. Dans ces circonstances, il est vraisemblable que la recourante puisse se voir un jour appliquer la loi litigieuse. Le recours est donc recevable.

5) À l’instar du Tribunal fédéral, la chambre constitutionnelle, lorsqu’elle se prononce dans le cadre d’un contrôle abstrait des normes, s’impose une certaine retenue et n’annule les dispositions attaquées que si elles ne se prêtent à aucune interprétation conforme au droit ou si, en raison des circonstances, leur teneur fait craindre avec une certaine vraisemblance qu’elles soient interprétées ou appliquées de façon contraire au droit supérieur. Pour en juger, il lui faut notamment tenir compte de la portée de l’atteinte aux droits en cause, de la possibilité d’obtenir ultérieurement, par un contrôle concret de la norme, une protection juridique suffisante et des circonstances dans lesquelles ladite norme serait appliquée. Le juge constitutionnel doit prendre en compte dans son analyse la vraisemblance d’une application conforme – ou non – au droit supérieur. Les explications de l’autorité sur la manière dont elle applique ou envisage d’appliquer la disposition mise en cause doivent également être prises en considération. Si une réglementation de portée générale apparaît comme défendable au regard du droit supérieur dans des situations normales, telles que le législateur pouvait les prévoir, l’éventualité que, dans certains cas, elle puisse se révéler inconstitutionnelle ne saurait en principe justifier une intervention du juge au stade du contrôle abstrait (ATF 146 I 70 consid. 4 ; 145 I 26 consid. 1.4 ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_793/2020 du 8 juillet 2021 consid. 2 ; ACST/30/2021 du 29 juin 2021 consid. 4).

6) La recourante estime que la norme litigieuse ne respecte pas l’ACEDH A______.

a. Dans cet arrêt, après avoir constaté que, dans le cas d’espèce, la loi applicable ne permettait pas une véritable mise en balance des intérêts en jeu et qu’elle sanctionnait la mendicité de manière générale, indépendamment de l’auteur de l’activité poursuivie et de sa vulnérabilité éventuelle, de la nature de la mendicité ou de sa forme agressive ou inoffensive, du lieu où elle était pratiquée ou de l’appartenance ou non de l’accusé à un réseau criminel, la CourEDH a estimé pouvoir laisser ouverte la question de savoir si, en dépit de la rigidité de la loi applicable, un juste équilibre aurait en l’espèce néanmoins pu être ménagé entre les intérêts publics de l’État et les intérêts de la requérante. Elle a considéré que la Suisse avait, en l’état, outrepassé sa marge d’appréciation (§ 102).

Outre la gravité de la sanction infligée et son caractère presque automatique et quasiment inévitable pour la requérante (conversion de l’amende de CHF 500.- en cinq jours de prison faute du paiement de l’amende), la CourEDH a fondé son raisonnement sur l’allégation – non contestée – de la requérante selon laquelle elle se trouvait dans une situation de dénuement extrême et manifeste (analphabète, sans emploi, sans aide sociale, ni aide de tiers, issue d’une famille très pauvre). La mendicité constituait pour elle l’un des moyens de survivre. Vu sa situation de vulnérabilité manifeste, elle avait le droit, inhérent à la dignité humaine, d’y recourir pour remédier à ses besoins (§ 107 à 109).

La sanction litigieuse ne reposait pas sur de solides motifs d’intérêt public (§ 110). Aucun élément du dossier ne laissait penser que la requérante appartiendrait à des réseaux criminels ou qu’elle en serait autrement victime. La pénalisation des victimes de réseaux de traite d’êtres humains ou d’exploitation des enfants n’était pas une mesure efficace contre ce phénomène. L’incrimination de la mendicité mettait les victimes de mendicité forcée dans une situation de grande vulnérabilité (§ 111 et 112). Il ne semblait en outre pas que les autorités aient reproché à la requérante de s’être livrée à des formes de mendicité agressives ou intrusives, ou que des plaintes aient été déposées contre elle auprès de la police par de tierces personnes (§ 113).

Enfin, la CourEDH ne pouvait souscrire à l’argument du Tribunal fédéral (ATF 134 I 214 consid. 5.7.2), selon lequel des mesures moins restrictives n’auraient pas permis d’atteindre le même résultat ou un résultat comparable (§ 114). D’une part, même s’il n’existait pas de consensus au sein du Conseil de l’Europe par rapport à l’interdiction ou à la restriction de la mendicité vu la diversité des solutions adoptées par ses États membres, la CourEDH observait une certaine tendance à la limitation de l’interdiction et une volonté des États de se contenter de protéger efficacement l’ordre public par des mesures administratives. Une interdiction générale prévue par une disposition pénale, comme l’art. 11A aLPG, semblait être l’exception (§ 105). Ainsi, la CourEDH déduisait de l’analyse de droit comparé des législations en matière de mendicité que la majorité des États membres prévoyait des restrictions plus nuancées que l’interdiction générale découlant de l’art. 11A aLPG. De plus, même si l’État disposait d’une certaine marge d’appréciation en la matière, le respect de l’art. 8 CEDH aurait exigé que les tribunaux internes se livrent à un examen approfondi de la situation concrète (§ 114).

La CourEDH a ainsi jugé que la sanction infligée à la requérante ne constituait une mesure proportionnée ni au but de la lutte contre la criminalité organisée, ni à celui visant la protection des droits des passants, résidents et propriétaires de commerces. La mesure par laquelle la requérante, qui était une personne extrêmement vulnérable, avait été punie pour ses actes dans une situation où elle n’avait très vraisemblablement pas d’autres moyens de subsistance et, dès lors, pas d’autres choix que la mendicité pour survivre, avait atteint sa dignité humaine et l’essence même des droits protégés par l’art. 8 CEDH. Dès lors, la Suisse avait outrepassé sa marge d’appréciation (§ 115).

b. En l’espèce, par la nouvelle disposition légale litigieuse, la mendicité n’est plus purement interdite comme sous l’art. 11A aLPG. Sa pratique est exclue dans les trois cas de figure prévus aux let. a, b et c de l’al. 1 de l’art. 11A LPG, à savoir en cas d’appartenance à un réseau organisé dans le but de mendier (let. a), en cas de comportement de nature à importuner le public, notamment en utilisant des méthodes envahissantes, trompeuses ou agressives (let. b) ou dans les lieux énumérés à la let. c. L’al. 2 de l’art. 11A LPG prévoit un quatrième cas de figure, prenant la forme d’une circonstance aggravante, qui a deux composantes, à savoir le fait de mendier avec des personnes mineures ou dépendantes et/ou celui d’organiser la mendicité d’autrui, notamment en lui assignant un emplacement, en lui imposant un horaire ou en mettant à sa disposition un moyen de transport. La réglementation genevoise litigieuse est ainsi plus nuancée que celle prévue à l’art. 11A aLPG. Elle s’intègre dans la conception majoritaire des États membres du Conseil de l’Europe, citée par la CourEDH, qui tend à limiter l’interdiction de la mendicité en optant pour des restrictions plus nuancées qu’une interdiction générale.

Quant au caractère pénal de la sanction, il se distingue certes de la volonté des États membres relevée par la CourEDH, « se content[ant] » de mesures administratives pour protéger l’ordre public. Cela étant, la sanction pénale n’est pas en soi exclue par la CourEDH qui insiste sur deux points. La gravité de la sanction pénale doit être examinée dans une « véritable » pesée des intérêts, effectuée de manière concrète et approfondie, et à l’aune de « solides » motifs d’intérêt public. La CourEDH ne se prononce pas sur le premier point, laissant ouverte la question de savoir si, en dépit de la « rigidité » de la loi applicable, un juste équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés de la requérante aurait pu être trouvé in concreto. Quant au second point, son raisonnement se fonde sur les éléments concrets du dossier en sa possession pour conclure que la requérante n’appartient pas à un réseau criminel, ni n’en est autrement victime et qu’elle n’a pas non plus adopté un comportement relevant des « formes de mendicité agressives ou intrusives » ou ayant donné lieu à des plaintes auprès de la police. Ce faisant, la CourEDH n’exclut pas que de tels motifs puissent, dans un autre cas d’espèce examiné de manière concrète et approfondie, constituer de « solides » motifs d’intérêt public. Dès lors, l’ACEDH A______ tolère, sous les deux réserves susmentionnées relatives à la pesée des intérêts et aux motifs d’intérêt public, la sanction pénale comme conséquence de restrictions admissibles à la liberté d’exercer la mendicité.

c. À la différence de l’affaire soumise à la CourEDH, le présent litige s’inscrit dans le cadre d’un contrôle abstrait de la loi cantonale. La chambre constitutionnelle n’examine pas la conformité au droit de ladite norme dans un cas d’application, mais doit rechercher si la disposition litigieuse peut se voir attribuer un sens compatible avec le droit supérieur invoqué. Il lui incombe ainsi de s’assurer qu’une pesée concrète des intérêts en jeu peut s’effectuer dans les cas de restriction de la mendicité prévus par la loi litigieuse et que ceux-ci reposent sur des motifs d’intérêt public.

d. Les auditions, devant la commission parlementaire, des différents acteurs genevois (police, commerçants, marchands et brocanteurs, SPMi, Caritas Genève, police municipale de la ville) évoquent principalement deux motifs d’intérêt public. Il s’agit, d’une part, du besoin de sauvegarder l’ordre public au sens large, en particulier la sécurité et la tranquillité publiques troublées par certaines formes de mendicité (bousculer les gens, leur crier dessus, déranger la clientèle des commerçants et marchands, ainsi que les personnes âgées, réseaux organisés avec des pancartes identiques). L’agressivité et/ou la présence insistante de certains mendiants perturbent non seulement les passants, notamment les personnes âgées, mais également l’activité économique des commerçants, ainsi que des marchands et brocanteurs situés dans certains périmètres du territoire genevois, en particulier autour de la gare et sur ______ de F______, avec pour conséquence la perte de clients. Plusieurs acteurs genevois ont par ailleurs observé une recrudescence de la mendicité depuis la suspension de l’application de l’art. 11A aLPG, le représentant du SPMi craignant que cette hausse concerne également les mineurs en l’absence de toute réglementation en la matière, même si la mendicité des mineurs n’est pour l’instant plus d’actualité.

D’autre part, outre la difficulté de prouver l’infraction de traite d’êtres humains soulignée par le SPMi et la police, celle-ci a démantelé des réseaux au sein desquels des mendiants ont été exploités par des compatriotes. Elle a également identifié le fonctionnement de la mendicité organisée autour d’un chef qui s’enrichit par le produit de la mendicité obtenu par des tiers, souvent des femmes et parfois des mineurs, de sorte que ce type de mendicité ne sert pas, ou du moins pas directement ou exclusivement, les personnes dans le besoin. À cela s’ajoutent quelques cas mentionnés devant la commission parlementaire révélant la violence subie par certains mendiants, en particulier des femmes et des jeunes, de la part de leur entourage. Le second objectif de la loi litigieuse est de lutter contre l’exploitation humaine, en particulier des plus jeunes.

Dans ces circonstances, il existe de solides motifs d’intérêt public à réglementer la mendicité à Genève.

e. Comme l’indique le Grand Conseil, le système suisse comprend des dispositions permettant de veiller à la proportionnalité d’une sanction pénale, ancrées dans la partie générale du CP. Les art. 1 à 110 CP sont applicables, à titre de droit cantonal supplétif, par renvoi de l’art. 1 al. 1 let. a LPG, étant précisé que les art. 1 à 102 CP s’appliquent aux contraventions en vertu du renvoi prévu à l’art. 104 CP. Il en va notamment aussi de l’art. 106 al. 3 CP qui impose au juge, en matière de contravention, de fixer la peine en tenant compte de la situation de l’auteur afin qu’elle corresponde à la faute commise. Dans ce cadre, le juge, ayant un large pouvoir d’appréciation en matière de fixation de la peine, doit prendre en compte deux éléments essentiels : la situation de l’auteur et la gravité de sa faute. La faute s’examine au regard des critères généraux de l’art. 47 CP (Yvan JEANNERET, in Commentaire romand - Code pénal I [ci-après : CR-CP I], 2ème éd., 2021, n. 5 ss ad art. 106 CP). Pour fixer la peine d’après la culpabilité de l’auteur (al. 1 phr. 1), l’art. 47 CP se réfère entre autres à la situation personnelle de l’auteur et à l’effet de la peine sur son avenir (al. 1 phr. 2), ainsi qu’à ses motivations et au caractère répréhensible de son acte (al. 2). Par situation de l’auteur, il faut entendre sa situation financière (revenus, fortune et charges), étant précisé que sa situation familiale, sa capacité de travail, son âge et son état de santé sont également des critères pertinents. La situation financière de l’auteur se détermine à l’aune de l’art. 34 al. 2 CP (Yvan JEANNERET, op. cit., n. 6 ss ad art. 106 CP). L’art. 34 CP, règle générale de fixation de la peine pécuniaire, fait explicitement référence à la situation personnelle et économique de l’auteur au moment du jugement, notamment en tenant compte de son revenu et de sa fortune, de son mode de vie, de ses obligations d’assistance, en particulier familiales, et du minimum vital (art. 34 al. 2 phr. 3 CP).

De plus, il convient de rappeler que, malgré la typicité pénale de certains comportements, ceux-ci peuvent être, à certaines conditions, certes restrictives, considérés comme licites (Gilles MONNIER, CR-CP I, n. 1 ss ad Intro aux art. 14-18 CP). Tel est notamment le cas de l’état de nécessité licite prévu à l’art. 17 CP ou de l’état de nécessité excusable au sens de l’art. 18 CP.

Par ailleurs, l’art. 52 CP, également applicable aux contraventions et amendes cantonales (Cédric KURTH/Martin KILLIAS, CR-CP I, n. 27 ad Intro aux art. 52-55 CP), prévoit que si la culpabilité de l’auteur et les conséquences de son acte sont peu importantes, l’autorité compétente renonce à le poursuivre, à le renvoyer devant le juge ou à lui infliger une peine. Dans ce cas, la « gravité concrète » est déterminante ; le juge l’appréciera en tenant compte de l’ensemble des éléments entrant en ligne de compte, en fonction de la gravité des conséquences de l’acte et de la culpabilité de l’auteur. Dès lors, est pertinent le « cas moyen » de l’infraction en cause pour déterminer, par comparaison, si dans le cadre des faits pénaux du cas d’espèce, la culpabilité et le résultat se trouvent être bien en deçà de l’infraction ordinaire envisagée par le législateur (Cédric KURTH/Martin KILLIAS, op. cit., n. 3 ss ad art. 52 CP).

Quant à la conversion de l’amende en peine privative de liberté de substitution prévue à l’art. 106 al. 2 CP, elle n’est, à rigueur de texte, pas automatique. Elle est soumise à la condition que l’amende ne soit pas payée « de manière fautive ». Or, la formulation « de manière fautive » contenue à l’art. 106 al. 2 CP est une notion juridique indéterminée qui laisse à l’autorité de jugement une certaine marge d’appréciation lui permettant de tenir compte des circonstances particulières.

Par conséquent, les autorités pénales compétentes disposent des moyens juridiques pour procéder in concreto à une véritable pesée des intérêts au sens de l’ACEDH A______ et s’assurer de la proportionnalité de la sanction fondée sur l’art. 11A LPG ainsi que d’une éventuelle conversion en une peine privative de liberté de substitution à la lumière des circonstances du cas d’espèce, notamment en cas de victimes de réseaux organisés de mendicité, voire de victimes de traites d’êtres humains. L’argument de la recourante, selon lequel les normes pénales susmentionnées n’ont pas été appliquées dans les affaires passées, ne change rien à la conclusion précitée, étant donné que la loi litigieuse vise désormais à réglementer la mendicité de manière plus nuancée qu’auparavant, et non plus par une interdiction générale de sa pratique. Il s’agit d’une différence importante par rapport à la situation existant sous l’art. 11A aLPG. À cela s’ajoute la possibilité de soumettre un cas d’application omettant par hypothèse de procéder à une telle pesée d’intérêts au juge, dans le cadre d’un contrôle concret de la norme.

L’ensemble de ces éléments permet donc de conclure que la loi querellée peut s’interpréter de manière conforme à l’arrêt précité de la CourEDH, de sorte que le grief y relatif de la recourante doit être écarté.

7) La recourante invoque une violation de la liberté personnelle au motif qu’elle serait atteinte par la norme litigieuse dans son intégrité physique, la mendicité lui permettant de satisfaire ses besoins élémentaires tels que se nourrir.

a. Selon l'art. 10 al. 2 Cst., tout être humain a droit à la liberté personnelle, notamment à l'intégrité physique et psychique et à la liberté de mouvement. L'art. 7 Cst. pose le principe que la dignité humaine doit être respectée et protégée. Cette disposition signifie que la dignité humaine doit être à la base de toute activité étatique et qu'elle constitue le fondement de la liberté personnelle, qui en est une concrétisation, et à l'interprétation de laquelle elle doit servir (ATF 132 I 49 consid. 5.1 ; 127 I 6 consid. 5b).

L'art. 8 par. 1 CEDH consacre notamment le droit au respect de la vie privée. Ce droit garantit à l'individu un espace de liberté dans lequel il puisse se développer et se réaliser. Dans le cadre de sa sphère privée, il doit pouvoir disposer librement de sa personne et de son mode de vie (ATF 133 I 58 consid. 6.1). Il s'agit d'un aspect du droit à la liberté personnelle consacré par l'art. 10 al. 2 Cst. (ATF 133 I 58 consid. 6.1). Ainsi, le droit à l'autodétermination, notamment au libre choix du mode de vie, découlant de l'art. 8 CEDH est une concrétisation du droit à la liberté personnelle, qui est lui-même une concrétisation de la garantie de la dignité humaine (arrêt du Tribunal fédéral 6C_1/2008 du 9 mai 2008 consid. 4 non publié in ATF 134 I 214).

La liberté personnelle inclut toutes les libertés élémentaires dont l'exercice est indispensable à l'épanouissement de la personne humaine et dont devrait jouir tout être humain, afin que la dignité humaine ne soit pas atteinte par le biais de mesures étatiques. Sa portée ne peut être définie de manière générale mais doit être déterminée de cas en cas, en tenant compte des buts de la liberté, de l'intensité de l'atteinte qui y est portée, ainsi que de la personnalité de ses destinataires (ATF 142 I 195 consid. 3.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 du 29 août 2018 consid. 4.1).

Selon la CourEDH, la notion de « vie privée » au sens de l’art. 8 CEDH est large et recouvre notamment le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur. Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (ACEDH A______, § 54 et 55 et les références citées).

b. Le fait de mendier consiste à demander l'aumône, à faire appel à la générosité d'autrui pour en obtenir une aide, très généralement sous la forme d'une somme d'argent. Il peut s’agir d’un comportement occasionnel ou d’un véritable mode de vie. Ses causes et ses buts peuvent être divers. Le plus souvent, la mendicité résulte de l'indigence et vise à remédier à une situation de dénuement. Ainsi, le fait de mendier, comme forme du droit de s'adresser à autrui pour en obtenir de l'aide, doit être considéré comme une liberté élémentaire, faisant partie de la liberté personnelle garantie par l'art. 10 al. 2 Cst. (ATF 134 I 214 consid. 5.3 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 du 29 août 2018 consid. 4.2).

Ce point de vue est partagé par la CourEDH qui considère que le droit de s’adresser à autrui pour en obtenir de l’aide relève de l’essence même des droits protégés par l’art. 8 CEDH (ACEDH A______, § 59). La notion de la dignité humaine est sous-jacente à l’esprit de la CEDH. La dignité humaine est sérieusement compromise si la personne concernée ne dispose pas de moyens de subsistance suffisants. En mendiant, l’intéressé adopte un mode de vie particulier afin de surmonter une situation inhumaine et précaire (ACEDH A______, § 56).

Dans l’affaire A______, la CourEDH a considéré que la mendicité permettait à la requérante d’acquérir un revenu et d’atténuer sa situation de pauvreté. En interdisant la mendicité de manière générale et en infligeant à la requérante une amende, assortie d’une peine d’emprisonnement pour non-exécution de la peine prononcée, les autorités suisses l’avaient empêchée de prendre contact avec d’autres personnes afin d’obtenir une aide qui constitue, pour elle, l’une des possibilités de subvenir à ses besoins élémentaires (§ 58).

c. En l’espèce, il n’est pas contesté que la recourante peut se prévaloir de la liberté personnelle en lien avec la loi querellée. Le fait d’interdire les réseaux organisés de mendicité, certains comportements associés à la mendicité dite active, ainsi que la pratique de toute mendicité dans certains lieux constituent des limitations du droit de demander à autrui de l’aide destinée à satisfaire un besoin élémentaire. Il en va de même de l’interdiction de mendier avec des personnes mineures ou dépendantes et de celle d’organiser la mendicité d’autrui. En revanche, les parties divergent sur la question de savoir si ces restrictions prévues à l’art. 11A LPG sont admissibles, ce qu’il convient d’examiner ci-après.

d. À l'instar de tout autre droit fondamental, la liberté personnelle n'est pas absolue. Une restriction de cette garantie est admissible si elle repose sur une base légale qui, en cas d'atteinte grave, doit figurer dans une loi au sens formel (ATF 132 I 229 consid. 10.1), si elle est justifiée par un intérêt public ou par la protection d'un droit fondamental d'autrui et si elle respecte le principe de la proportionnalité (art. 36 al. 1 à 3 Cst. ; ATF 134 I 214 consid. 5.4 et les arrêts cités ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 4.2).

Ces conditions se retrouvent à l’art. 8 par. 2 CEDH qui exige que l’ingérence dans l’exercice du droit soit prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui (ACEDH A______, §§ 93 ss).

8) La recourante invoque une violation du principe de la légalité, notamment en lien avec l’art. 1 CP, au motif que l’art. 11A LPG aurait un caractère imprécis et vague. Ce grief se confond avec l’examen de la première des conditions de restrictions à la liberté personnelle, liée à la base légale.

a. Lorsque l'atteinte à un droit fondamental est grave, outre que la base légale doit être une loi au sens formel, celle-ci doit être claire et précise. Cette exigence résulte aussi du principe de la légalité, qui est posé de façon générale pour toute l'activité de l'État régie par le droit (art. 5 al. 1 Cst.). En d'autres termes, l'exigence d'une base légale ne concerne pas que le rang de la norme – à savoir celui d'une loi formelle en cas de restrictions graves (art. 36 al. 1 phr. 2 Cst.) –, mais s'étend à son contenu qui doit être suffisamment clair et précis (ATF 140 I 168 consid. 4 ; 119 Ia 362 consid. 3a ; 115 Ia 333 consid. 2a). Il faut que la base légale ait une densité normative suffisante pour que son application soit prévisible. Pour déterminer quel degré de précision l'on est en droit d'exiger de la loi, il faut tenir compte du cercle de ses destinataires et de la gravité des atteintes qu'elle autorise aux droits fondamentaux (ATF 147 I 393 consid. 5.1.1 ; 138 I 378 consid. 7.2 ; 131 II 13 consid. 6.5.1).  

En droit pénal, l'art. 1 CP consacre le principe de la légalité, également ancré à l’art. 7 CEDH. Ce principe est violé lorsqu’une personne est poursuivie pénalement en raison d'un comportement qui n'est pas incriminé par une loi valable, ou lorsque l'application du droit pénal à un acte déterminé procède d'une interprétation de la norme pénale excédant ce qui est admissible au regard des principes généraux du droit pénal (ATF 144 I 242 consid. 3.1.2). Le principe s'applique à l'ensemble du droit pénal. Il n'exclut pas dans tous les cas une interprétation extensive de la loi à la charge du prévenu (ATF 138 IV 13 consid. 4.1). La loi doit être formulée de manière telle qu'elle permette au citoyen de s'y conformer et de prévoir les conséquences d'un comportement déterminé avec un certain degré de certitude dépendant des circonstances (ATF 144 I 242 consid. 3.1.2 ; 141 IV 179 consid. 1.3.3 ; 138 IV 13 consid. 4.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_15/2012 du 13 avril 2012 consid. 4.1.2 et les arrêts cités). L'exigence de précision (nulla poena sine lege certa) constitue l'une des facettes du principe de la légalité. Elle impose que le comportement réprimé soit suffisamment circonscrit (arrêts du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 9.1 ; 6B_88/2012 précité consid. 5.1 et les arrêts cités).

L'exigence de précision de la base légale ne doit cependant pas être comprise d'une manière absolue. Le législateur ne peut pas renoncer à utiliser des définitions générales ou plus ou moins vagues, dont l'interprétation et l'application sont laissées à la pratique. Le degré de précision requis ne peut pas être déterminé de manière abstraite. Il dépend, entre autres, de la multiplicité des situations à régler, de la complexité ou de la prévisibilité de la décision à prendre dans le cas particulier, du destinataire de la norme, ou de la gravité de l'atteinte aux droits constitutionnels. Il dépend aussi de l'appréciation que l'on peut faire, objectivement, lorsque se présente un cas concret d'application (ATF 139 I 72 consid. 8.2.1 ; 138 IV 13 consid. 4.1 ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_786/2020 du 11 janvier 2021 consid. 2.1.1).

b. En l’espèce, l’argumentation de la recourante consiste à se plaindre de l’emploi de notions générales et abstraites, telles que « réseau organisé », « comportement de nature à importuner le public » ou « abords immédiats ». Or, il s’agit d’expressions compréhensibles par elles-mêmes, dont les concrétisations relèvent de la pratique. Celle-ci précisera, au gré des circonstances particulières, la volonté du législateur genevois qui trouve une première expression dans les travaux préparatoires de la loi querellée.

Plus particulièrement, la seconde expression précitée est illustrée à l’art. 11A al. 1 let. b LPG, par les termes « notamment en utilisant des méthodes envahissantes, trompeuses ou agressives ». Elle fait référence à la mendicité dite active, soit celle où le mendiant s’approche des passants et les sollicite, par opposition à la mendicité dite passive, c’est-à-dire l’acte par lequel le mendiant s’installe sur le domaine public et tend la main ou le gobelet sans interpeller les passants, distinction admise par le Tribunal fédéral (arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 4.3). Le comportement incriminé dans la disposition susmentionnée a ainsi trait à certaines formes (« envahissantes, trompeuses ou agressives ») de la mendicité dite active. Les autres expressions invoquées par la recourante sont suffisamment claires, telles que « mettre à disposition un moyen de transport », « personnes dépendantes » ou « organiser la mendicité d’autrui », même si elles peuvent recouvrir plusieurs cas de figures, notamment en ce qui concerne les raisons ou formes de dépendance.

Enfin, en ce qui concerne la clause de délégation législative en faveur du Conseil d’État prévue à l’art. 11A let. c ch. 1 LPG, elle fait certes usage de notions juridiques indéterminées (« vocation commerciale ou touristique prioritaire ») qui laissent une certaine marge au gouvernement pour identifier de manière concrète les endroits revêtant ces caractéristiques. Cela étant, la compétence qui lui est attribuée est suffisamment cadrée par cette norme. Celle-ci vise uniquement les lieux commerciaux ou touristiques, la notion « prioritaire » restreignant en outre le choix parmi ceux-ci à ceux revêtant une importance particulière du point de vue du gouvernement. Telle est d’ailleurs l’option de la zone du « U-lacustre » arrêtée par le Conseil d’État. Dès lors, les éléments essentiels des lieux visés par la let. c précitée se trouvent dans la loi.

Le grief tiré du manque de clarté de la loi litigieuse peut donc être écarté.

9) La recourante considère que le fait de mendier ne trouble pas l’ordre public.

a. La notion d'intérêt public, au sens de l'art. 36 al. 2 Cst., varie en fonction du temps et des lieux et comprend non seulement les biens de police (tels que l'ordre, la sécurité, la santé et la paix publics, par exemple), mais aussi les valeurs culturelles, écologiques et sociales dont les tâches de l'État sont l'expression. Il incombe au législateur de définir, dans le cadre d'un processus politique et démocratique, quels intérêts publics peuvent être considérés comme légitimes, en tenant compte de l'ordre de valeurs posé par le système juridique. Si les droits fondamentaux en jeu ne peuvent être restreints pour les motifs indiqués par la collectivité publique en cause, l'intérêt public allégué ne sera pas tenu pour pertinent (arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 4.3.1 et les références citées).

b. Concernant les buts légitimes au sens de l’art. 8 par. 2 CEDH, le point de départ de cet examen est l’appréciation des instances internes. La CourEDH n’a pas exclu que certaines formes de mendicité, en particulier ses formes agressives, puissent déranger les passants, les résidents et les propriétaires des commerces. Elle a aussi considéré comme valable l’argument tiré de la lutte contre le phénomène de l’exploitation des personnes, en particulier des enfants. Elle a ainsi retenu, dans l’ACEDH A______, au titre de buts légitimes, la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui, laissant ouverte la question de savoir si d’autres buts légitimes étaient également poursuivis par la mesure litigieuse (§§ 96 ss).

c. En matière de mendicité, le Tribunal fédéral a déjà admis l’existence d’un intérêt public certain à interdire la mendicité sous toutes ses formes, y compris de manière préventive, afin de contenir les risques pouvant en résulter pour l’ordre, la sécurité et la tranquillité publics, que l’État avait le devoir d’assurer, ainsi que dans un but de protection, notamment des enfants, et de lutte contre l’exploitation humaine. L’interdiction de mendicité tendait en premier lieu à la protection des mendiants eux-mêmes. Il n’était pas rare qu’ils soient en réalité exploités dans le cadre de réseaux. La plupart d’entre eux étaient amenés à séjourner dans des lieux non adaptés, dans des conditions souvent très précaires et sur une longue durée, ce qui pouvait également conduire à des problèmes de salubrité. Par ailleurs, outre les sentiments de gêne, d’agacement, voire d’insécurité éprouvés par les passants, la mendicité pouvait entraîner des débordements et des plaintes, notamment de particuliers importunés et de commerçants inquiets de voir fuir leur clientèle (ATF 134 I 214 consid. 5.6 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 4.3.2).

d. En l’espèce, LPG prévoit quatre limitations de la mendicité. Les cas prévus à l’al. 2 et à l’al. 1 let. a de la norme litigieuse visent à lutter contre l’exploitation humaine, en particulier celle des jeunes et des personnes dépendantes. Les situations visées par les let. b et c de l’al. 1 de ladite disposition reposent sur un intérêt public plus large visant à assurer la sécurité et la tranquillité publiques, en réglementant non seulement les formes de mendicité interdites (let. b), mais également les lieux où la mendicité doit être exclue (let. c). Dès lors, conformément aux travaux préparatoires susmentionnés et à la jurisprudence précitée, il ne fait pas de doute que la loi querellée poursuit des buts d’intérêt public reconnus. Le grief tiré de l’absence d’intérêt public est donc écarté.

10) La recourante invoque aussi une violation du principe de la proportionnalité et estime que la norme litigieuse revient à introduire dans les faits une interdiction généralisée de la mendicité dans le canton de Genève.

a. Pour qu'une restriction à un droit fondamental soit conforme au principe de la proportionnalité, il faut qu'elle soit apte à atteindre le but visé, que ce dernier ne puisse être atteint par une mesure moins incisive et qu'il existe un rapport raisonnable entre les effets de la mesure sur la situation de la personne visée et le résultat escompté du point de vue de l'intérêt public (art. 36 al. 3 Cst. ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 4.4 et l’arrêt cité).

b. Sous l’angle de la nécessité, le Tribunal fédéral n’a pas vu d’autre mesure moins incisive que l’interdiction de la mendicité pour parvenir efficacement au but d’intérêt public visé. En particulier, une limitation géographique et/ou temporelle de la mendicité ne faisait que déplacer le problème aux limites du périmètre où elle serait interdite, voire sur une autre frange de la population, avec le risque qu’elle se concentre dans les zones tolérées et qu’elle s’installe à l’entrée d’immeubles locatifs, sans apporter de réponses suffisantes sous l’angle de l’ordre, de la sécurité et de la tranquillité publics ni de la lutte contre l’exploitation des personnes dans le besoin (ATF 134 I 214 consid. 5.7.2 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 4.4.2).

c. Concernant la troisième composante, le Tribunal fédéral a considéré que la mise en place d’un filet social découlant de la réglementation en matière d’aide sociale permettait de déduire que, pour la très grande majorité des personnes qui s’y livraient, l’interdiction de la mendicité ne les priverait pas du minimum nécessaire, mais d’un revenu d’appoint, même si des exceptions restaient toujours possibles. Cela conduisait à admettre un rapport raisonnable entre les effets de l’interdiction de la mendicité sur la situation des personnes visées et le résultat escompté du point de vue de l’intérêt public (ATF 134 I 214 consid. 5.7.3). En outre, dans la mesure où toute aide d’urgence (généralement, des prestations en nature telles que le logement et les aliments) ne semblait pas exclue pour les mendiants, même étrangers, on ne discernait pas en quoi l’interdiction de mendicité porterait atteinte à leur droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse (ATF 139 I 272 consid. 3.2), le but de l’art. 12 Cst. étant justement d’éviter qu’une personne ne doive se livrer à la mendicité pour survivre (arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 4.4.3).

d. Selon la CourEDH, la nécessité d’une mesure dans une société démocratique est admise si l’ingérence repose sur un besoin social impérieux et est proportionnée au but visé. Les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour se prononcer sur la nécessité d’une ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par l’art. 8 CEDH et sur la proportionnalité de la mesure quant au but légitime poursuivi. La tâche de la CourEDH consiste à vérifier qu’il existe un juste équilibre entre les droits de l’intéressé protégés par la CEDH et les intérêts de la société. Les décisions des juridictions internes doivent être motivées de manière suffisamment circonstanciée. Un raisonnement insuffisant, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’art. 8 CEDH. C’est le cas lorsque les autorités internes ne parviennent pas à démontrer de manière convaincante que l’ingérence dans l’exercice d’un droit protégé par la CEDH est proportionnée aux buts poursuivis et qu’elle correspond dès lors à un « besoin social impérieux » au sens de la jurisprudence de la CourEDH. Une interdiction générale d’un certain comportement est une mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu (ACEDH A______, §§ 99 ss et les références citées).

Dans l’affaire A______, la peine privative de liberté subie par la requérante en raison du non-paiement de l’amende est, selon la CourEDH, une sanction grave, presque automatique et quasiment inévitable pour l’intéressée. Cette mesure est susceptible d’alourdir encore davantage la détresse et la vulnérabilité d’un individu et n’est pas justifiée par de solides motifs d’intérêt public (ACEDH A______, §§ 108 ss). Bien qu’elle reconnaisse l’importance de lutter contre la traite des êtres humains et l’exploitation des enfants, ainsi que l’obligation des États de protéger les victimes, la CourEDH doute que la pénalisation des victimes de ces réseaux soit une mesure efficace contre ce phénomène (ACEDH A______, §§ 111 s). Elle soutient également l’avis de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, selon lequel la motivation de rendre la pauvreté moins visible dans une ville et d’attirer des investissements n’est pas légitime au regard des droits de l’Homme (ACEDH A______, § 113 et la référence citée). La marge de manœuvre dont jouit l’État ne le dispense pas de procéder à un examen approfondi du cas d’espèce pour juger du respect de l’art. 8 CEDH. En l’absence d’un tel examen, la CourEDH n’a pas été en mesure du suivre l’argument du Tribunal fédéral, selon lequel des mesures moins restrictives n’auraient pas permis d’atteindre le même résultat ou un résultat comparable (§ 114).

e. En l’espèce, les restrictions susmentionnées permettent, d’une part, de lutter contre l’exploitation humaine, notamment en protégeant les jeunes et les personnes dépendantes, dans la mesure où elle interdit l’appartenance à un réseau organisé de mendicité, la pratique de celle-ci avec des personnes mineures ou dépendantes et le fait d’organiser la mendicité d’autrui. Les auditions de plusieurs acteurs genevois devant la commission parlementaire ont révélé l’existence de comportements inadmissibles et nuisibles au développement personnel, notamment à l’égard des femmes et des personnes handicapées. Outre les réseaux exploitant des compatriotes démantelés, les représentants de la police ont cité l’exemple d’une jeune fille, mariée de force à 13 ans dans son pays d’origine et forcée de mendier à Genève, qui se faisait battre lorsqu’elle ne ramenait pas d’argent et qui avait accepté de déposer plainte pénale après quatre ans de discussions. D’autre part, l’interdiction des comportements relevant de la mendicité active et celle de pratiquer la mendicité dans les lieux prévus à la let. c de l’art. 11A al. 1 LPG, en particulier aux abords immédiats d’endroits fréquentés comme les magasins ou les distributeurs d’argent, sont aptes à assurer l’ordre public, en particulier la sécurité et la tranquillité publiques en faveur des passants, et plus spécialement des personnes âgées, ainsi que des commerçants. Ceux-ci se sont plaints, devant la commission parlementaire, d’entraves à l’exercice serein et propice à leur activité économique dues à la présence intrusive et continue de mendiants devant leur magasin, conduisant à de la nervosité et à des scènes d’agressivité verbale, y compris entre clients, ainsi qu’à la fuite de ces derniers qui s’orientent vers des commerces situés ailleurs.

f. La question de savoir s’il existe des mesures moins incisives permettant d’atteindre les objectifs précités est à l’origine de la divergence entre les juges fédéraux et les juges de Strasbourg ayant conduit à l’ACEDH A______. En adoptant la norme litigieuse, le législateur genevois a pris en compte cet arrêt européen en nuançant et en limitant l’interdiction de la mendicité sur son territoire à certains cas de figure expressément énumérés dans la norme querellée comme exposé plus haut. En ce sens, il a, sous l’angle de la proportionnalité, d’emblée respecté le principe de nécessité en limitant son action au strict nécessaire afin d’atteindre les objectifs de protection et d’ordre public déjà évoqués plus haut. Quant à l’existence d’autres mesures alternatives, la recourante suggère des « mesures d’encadrement, des discussions avec les acteurs étatiques et sociaux pouvant interagir avec cette population, ou de leur proposer une aide humanitaire ou l’accès à des prestations sociales ». Ces questions n’ont pas été abordées par la CourEDH, étant précisé que, dans l’affaire A______, la recourante ne touchait ni l’aide sociale, ni aucune aide de tiers.

En revanche, le Tribunal fédéral a déjà relevé que tant les personnes étrangères que les ressortissants suisses peuvent se prévaloir d’une aide sociale garantie à l’art. 12 Cst., lorsqu’ils se trouvent dans une situation de détresse et qu’ils ne sont pas en mesure de subvenir à leur entretien pour mener une existence conforme à la dignité humaine. Cette disposition est concrétisée, dans le canton de Genève, dans la loi sur l’insertion et l'aide sociale individuelle du 22 mars 2007 (LIASI - J 4 04). Ces normes ont notamment pour but d’éviter que des personnes doivent recourir à la mendicité (ATF 134 I 214 consid. 5.7.3). En vertu de l’art. 11 al. 4 LIASI, peuvent bénéficier de l’aide financière genevoise, bien que limitée, notamment les personnes étrangères sans autorisation de séjour (let. e) et les personnes de passage (let. f). Conformément à la jurisprudence fédérale, le droit fondamental à des conditions minimales d'existence selon l'art. 12 Cst. ne garantit pas un revenu minimum, mais uniquement la couverture des besoins élémentaires pour survivre d'une manière conforme aux exigences de la dignité humaine, tels que la nourriture, le logement, l'habillement et les soins médicaux de base. L'art. 12 Cst. se limite à ce qui est nécessaire pour assurer une survie décente afin de ne pas être abandonné à la rue et réduit à la mendicité. Il s’agit d’une aide d’urgence, par définition transitoire et minimale – à savoir un filet de protection temporaire pour les personnes qui ne trouvent aucune protection dans le cadre des institutions sociales existantes – pour mener une existence conforme à la dignité humaine. Le droit constitutionnel d'obtenir de l'aide dans des situations de détresse est étroitement lié au respect de la dignité humaine garanti par l'art. 7 Cst., lequel sous-tend l'art. 12 Cst. (ATF 146 I 1 consid. 5.1 et les arrêts cités). Il découle de l’existence de ce filet social que, pour la très grande majorité des personnes se livrant à la mendicité, l’interdiction de cette pratique ne les priverait en général pas du minimum nécessaire, mais d’un revenu d’appoint (ATF 134 I 214 consid. 5.7.3). Ainsi, le droit suisse conçoit l’aide sociale comme une alternative à la mendicité, propre à respecter la dignité humaine des personnes démunies et à leur éviter de devoir mendier pour satisfaire leurs besoins élémentaires. Dans ce domaine, chaque État doit disposer d’une marge suffisante et adéquate, dans le respect des droits de l’Homme.

La particularité du présent cas réside dans sa dimension internationale caractérisée par la situation précaire de personnes domiciliées hors de Suisse mais se déplaçant en Europe. Dans ses écritures du 8 mars et 5 mai 2022 relatives aux limites du système d’aide sociale suisse, en particulier à l’égard des migrants C______, la recourante revendique une aide « continue et non unique » pour répondre à ses besoins vitaux, sans devoir entreprendre de démarches administratives, telles que celle de s’annoncer auprès de l’OCPM ou de disposer d’une adresse sur le territoire genevois. Ce faisant, la recourante ne conteste pas pouvoir bénéficier d’une aide publique genevoise. Elle n’établit en outre ni avoir introduit une demande d’aide sociale individuelle, ni qu’une telle aide lui aurait été refusée. Elle se plaint en revanche que l’aide sociale a un caractère limité et dépendant de son statut migratoire.

Une telle argumentation se heurte aux limitations découlant de la réglementation en vigueur en matière de police des étrangers, notamment de l’accord du 21 juin 1999 entre la Confédération suisse d'une part, et la Communauté européenne et ses États membres, d'autre part, sur la libre circulation des personnes (ALCP - RS 0.142.112.681). Certes, la recourante, ressortissante B______, peut bénéficier de ce droit à la libre circulation, depuis le 1er juin 2009, à la suite de l’entrée en vigueur du Protocole à l’ALCP concernant la participation, en tant que parties contractantes, de H______ et de B______ (PA 2 ALCP ; RS 0.142.112.688.1 ; cf. arrêt du Tribunal fédéral 2C_762/2021 du 13 avril 2022 consid. 4). Cela étant, l’ALCP ne lui donne le droit de séjourner et de se déplacer librement sur le territoire suisse qu’afin d’exercer une activité lucrative (art. 2 de l’Annexe I de l’ALCP). En l’absence de l’exercice d’une activité économique et de moyens financiers suffisants au sens de l’art. 24 annexe I ALCP, elle ne peut pas bénéficier d’un droit de séjour fondé sur l’ALCP. Ainsi, en tant que mendiante, la recourante, ressortissante étrangère, n’exerce pas d’activité économique faute de contre-prestation et ne peut dès lors pas se prévaloir de l’ALCP pour séjourner en Suisse. Le fait qu’à certaines conditions, une personne étrangère sans activité lucrative puisse, indépendamment de toute autorisation, séjourner en Suisse pendant trois mois (art. 10 LEtr ; arrêt du Tribunal fédéral 6B_839/2015 du 26 août 2016 consid. 3 et 4.1), n’y change rien puisque cette disposition vise le cas des touristes, et non à offrir des prestations sociales aux personnes défavorisées dans leur pays d’origine hors du contexte normatif migratoire précité. Cette problématique d’ordre politique ne relève au surplus pas de la compétence de la chambre de céans. Dans le cadre légal actuel que la recourante semble perdre de vue, cette dernière ne peut reprocher aux autorités genevoises d’exiger des personnes souhaitant prétendre à l’aide sociale de s’annoncer auprès des autorités compétentes, en indiquant notamment une adresse sur leur territoire, et de respecter la réglementation topique en matière migratoire. Suivre l’argumentation de la recourante reviendrait à contourner les exigences de la réglementation en matière migratoire.

Ainsi, la recourante ne peut pas être suivie lorsqu’elle demande, comme mesure alternative, une aide sociale allant au-delà des prestations offertes par la réglementation actuelle dans ce domaine, ce d’autant plus que la loi litigieuse ne comporte plus d’interdiction générale de la mendicité, même si son exercice reste réglementé. Quant aux autres mesures suggérées par la recourante relatives à des démarches d’« encadrement », de « discussions » et de proposition d’aide humanitaire, elles relèvent de choix d’ordre politique ne relevant pas du pouvoir d’examen de la chambre de céans, limité aux questions juridiques et à l’établissement des faits (art. 61 al. 1 et 2 LPA). Les auditions devant la commission parlementaire ont par ailleurs mentionné la mise en place d’un programme du milieu associatif comportant différentes mesures, notamment d’information, de formation et d’aide à l’emploi, pour aider la communauté C______, présente parmi les personnes exerçant la mendicité à Genève, à s’y intégrer sans devoir recourir à la mendicité. Les limitations à la pratique de la mendicité prévues dans la norme litigieuse sont donc nécessaires à la lutte contre l’exploitation humaine, en particulier des jeunes, et au maintien de l’ordre public au sens large.

g. En ce qui concerne la troisième composante du principe de proportionnalité et comme l’a déjà jugé le Tribunal fédéral sous l’interdiction générale de mendicité, il existe, a fortiori avec une interdiction nuancée telle que celle prévue dans la norme litigieuse, un rapport raisonnable entre les restrictions posées par cette disposition et le résultat escompté du point de vue de l’intérêt public, puisque toute personne présente à Genève a, comme exposé plus haut, la possibilité de prétendre à l’aide d’urgence fondée sur l’art. 12 Cst. conformément à la réglementation actuelle et à la jurisprudence susmentionnée.

Par ailleurs, si la mendicité ne doit pas être automatiquement associée à une précarité empreinte de maltraitance et d’exploitation d’autrui, une certaine prudence s’impose. Les risques de dépendance susceptibles de résulter de la pauvreté peuvent conduire à des traitements inadmissibles en totale contradiction avec la dignité humaine, notamment à l’égard des femmes, des jeunes et des personnes handicapées, comme le démontrent certains cas exposés devant la commission parlementaire. La mendicité peut concerner des situations de vie plus complexes que la simple précarité, suivant le degré de dépendance des personnes mendiantes, jusqu’à cacher des formes de violence comme l’illustre le cas signalé par le représentant de Caritas Genève. Ce cas concernait un jeune homme handicapé séparé de ses parents restés en B______ en échange d’argent, contraint de mendier à Genève, battu par son oncle et libéré de cette maltraitance par la dénonciation de l’épouse de celui-ci qui s’est retrouvée, de ce fait, exclue de son milieu social. Ce représentant du milieu associatif a en outre souligné le risque de violences intrafamiliales dans les situations d’« emprise clanique », situation qui ne doit pas être confondue avec la « solidarité clanique ». Plusieurs acteurs interrogés ont également observé une augmentation de la mendicité depuis la suspension de l’application de l’art. 11A aLPG. Il n’est ainsi pas exclu qu’il existe une corrélation entre la réglementation en matière de mendicité et les troubles à l’ordre public relevés par une partie de la population genevoise.

Enfin, il est vrai que la liste prévue à la let. c de l’art. 11A al. 1 LPG concerne des lieux nombreux et variés (commerces de toute sorte tels que les magasins, les restaurants et les hôtels, établissements culturels, cultuels, à vocation médicale et éducative, banques, distributeurs d’argent, parcs, marchés, transports publics, ainsi que la zone touristique du « U-lacustre »). Néanmoins, le fait de mendier est surtout interdit aux « abords immédiats » des accès aux endroits précités, comme l’indique l’autorité intimée. Bien que cette formulation générale mais claire permette d’appréhender de nombreux cas de figure, elle cible la restriction de manière précise en la circonscrivant au strict nécessaire à l’accès aux endroits mentionnés. Elle laisse ainsi, dans une mesure bien délimitée, une marge d’appréciation aux autorités d’application pour trouver une solution adéquate dans chaque situation concrète, de manière à limiter la mendicité le moins possible, tout en ménageant les intérêts des commerçants et des personnes fréquentant les lieux visés, en particulier les personnes âgées. C’est cette même approche « mesurée », invoquée par l’autorité intimée, que le Conseil d’État a suivie pour identifier les lieux au sens du ch. 1 de la let. c de l’art. 11A al. 1 LPG. Ainsi, au stade du contrôle abstrait de la norme litigieuse, celle-ci peut s’interpréter de manière conforme au droit supérieur, étant précisé qu’un contrôle judiciaire ultérieur (concret) est possible lors de son application.

Au vu de ces éléments, il y a lieu de conclure que les trois conditions de restriction sont remplies. La norme querellée constitue dès lors une atteinte admissible à la liberté personnelle, dans la mesure où elle n’empêche pas la pratique de la mendicité mais se contente de la limiter dans une mesure adéquate et nécessaire à la lutte contre l’exploitation humaine, en particulier des jeunes et des personnes dépendantes, et à la préservation de l’ordre public au sens large, en ménageant le droit de mendier aux personnes pauvres, dénuées d’aide et cherchant à remédier à leur situation de dénuement. Le grief tiré de la violation de la liberté personnelle et des conditions de restriction à celle-ci doit donc être écarté.

11) La recourante se plaint d’un traitement discriminatoire fondé sur le critère de pauvreté, la loi litigieuse sanctionnant uniquement les mendiants.

a. Selon l'art. 8 al. 2 Cst., nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de sa situation sociale. Une discrimination au sens de l'art. 8 al. 2 Cst. est réalisée lorsqu'une personne est juridiquement traitée de manière différente, uniquement en raison de son appartenance à un groupe déterminé historiquement ou dans la réalité sociale contemporaine, mise à l'écart ou considérée comme de moindre valeur. La discrimination constitue une forme qualifiée d'inégalité de traitement de personnes dans des situations comparables, dans la mesure où elle produit sur un être humain un effet dommageable, qui doit être considéré comme un avilissement ou une exclusion, car elle se rapporte à un critère de distinction qui concerne une part essentielle de l'identité de la personne intéressée ou à laquelle il lui est difficilement possible de renoncer (ATF 143 I 129 consid. 2.3.1).

Toutefois, l'interdiction de la discrimination au sens du droit constitutionnel suisse ne rend pas absolument inadmissible le fait de se fonder sur l'un des critères prohibés énumérés de manière non exhaustive par l'art. 8 al. 2 Cst. L'usage d'un tel critère fait naître une présomption de différenciation inadmissible qui ne peut être renversée que par une justification qualifiée : la mesure litigieuse doit poursuivre un intérêt public légitime et primordial, être nécessaire et adéquate et respecter dans l'ensemble le principe de la proportionnalité (ATF 145 I 73 consid. 5.1 ; 143 I 129 consid. 2.3.1). 

L'art. 8 al. 2 Cst. interdit non seulement la discrimination directe, mais également la discrimination indirecte. Il y a discrimination indirecte lorsqu'une réglementation, sans désavantager directement un groupe déterminé, défavorise particulièrement, par ses effets et sans justification objective, les personnes appartenant à ce groupe. L'atteinte doit toutefois revêtir une importance significative, le principe de l'interdiction de la discrimination indirecte ne pouvant servir qu'à corriger les effets négatifs les plus flagrants d'une réglementation étatique (ATF 145 I 73 consid. 5.1 ; 142 V 316 consid. 6.1.2 ; 138 I 265 consid. 4.2.2).

b. Le Tribunal fédéral admet que les critères susceptibles de fonder une discrimination prohibée au sens de l'art. 8 al. 2 Cst. n'ont pas exactement tous la même portée, étant précisé que les distinctions fondées sur le genre, la race et la religion sont interdites dans leur principe et nécessitent toujours une justification qualifiée (ATF 138 I 265 consid. 4.3). En somme, le seuil de justification d'une différenciation fondée sur un critère visé par l'art. 8 al. 2 Cst. peut s'avérer plus ou moins haut selon le critère discriminatoire concrètement utilisé, mais il est en tous les cas plus élevé que lors d'une simple inégalité de traitement au sens de l'art. 8 al. 1 Cst. (ATF 138 I 217 consid. 3.3.5 ; arrêt du Tribunal fédéral 2D_34/2020 du 24 mars 2021 consid. 2.2).

Dans l’ATF 141 I 241 consid. 4.3.3, le Tribunal fédéral a laissé ouverte la question de savoir si les personnes sans fortune suffisante pouvaient invoquer l’interdiction de la discrimination fondée sur la situation sociale et bénéficier de la protection conférée par l’art. 8 al. 2 Cst. Cela aurait, selon notre Haute Cour, pour conséquence discutable que toute prestation d’assistance judiciaire gratuite pourrait affecter l’interdiction de la discrimination. Cette interdiction ne visait pas à aplanir toutes les différences existantes en matière de capacité économique. Dans cette affaire, le Tribunal fédéral a rejeté le grief de discrimination. L’exclusion de l’assistance judiciaire gratuite touchait effectivement les justiciables les moins aisés, mais elle n’avait pas de but, ni d’effet stigmatisant ou dépréciatif. Par ailleurs, la personne n’ayant pas les moyens d’assumer le coût de la procédure probatoire (preuve à futur) n’était pas discriminée du moment qu’elle pouvait, à certaines conditions, demander et obtenir l’assistance judiciaire dans le cadre de la procédure principale (ATF 141 I 241 consid. 4.3.4 = RDAF 2016 I 295).

Quant à l'art. 14 CEDH, il complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles et n'a pas de portée indépendante (arrêt du Tribunal fédéral 2C_1079/2019 du 23 décembre 2021 consid. 8.1 et les arrêts cités).

c. En l’espèce et contrairement à d’autres affaires afférentes à la mendicité (arrêts du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 8.2 ; 6B_368/2012 du 17 août 2012 consid. 3.3), la recourante ne soutient, à raison, pas faire l’objet de discrimination en lien avec son appartenance à la communauté C______. En effet, la loi litigieuse ne comporte aucune référence particulière à un groupe d’individus, mais s’applique à toute personne pratiquant la mendicité.

En revanche, elle estime que le critère de la pauvreté est discriminatoire du fait qu’il caractérise la situation des mendiants. Or, le fait d’être pauvre ne donne pas d’emblée droit à la protection de l’art. 8 al. 2 Cst. au regard de la jurisprudence précitée. Même à suivre cette hypothèse, on ne voit pas en quoi ce critère constituerait une différenciation inadmissible pour les raisons susévoquées en lien avec la liberté personnelle. D’une part, la loi litigieuse vise certes, à certaines conditions, les personnes qui mendient, mais seulement afin de préserver l’ordre public dans son sens le plus large et de lutter contre l’exploitation humaine, mais non pour les dévaloriser ou les exclure. D’autre part, le système juridique suisse répond à la détresse des personnes par l’octroi de l’aide sociale au sens de l’art. 12 Cst., comme exposé plus haut, de manière à leur éviter de devoir mendier pour satisfaire leurs besoins élémentaires. Par conséquent, le grief tiré d’un traitement discriminatoire fondé sur la pauvreté doit être écarté.

12) La recourante invoque une violation de la liberté d’expression.

a. Conformément à l'art. 16 al. 2 Cst., toute personne a le droit de former, d'exprimer et de répandre librement son opinion en recourant à tous les moyens propres à établir la communication, à savoir la parole, l'écrit ou le geste, sous quelque forme que ce soit. Selon l'art. 10 CEDH, la liberté d'expression comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière (par. 1). La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Son domaine d'application n'est pas restreint aux informations ou aux idées accueillies favorablement ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais vaut aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (arrêt Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A no 21, confirmé notamment dans l'arrêt Stoll c. Suisse du 10 décembre 2007, Recueil CourEDH 2007-V, § 101). L'art. 10 CEDH ne protège pas uniquement la substance des idées et informations, mais également la forme par laquelle celles-ci sont émises. Cette très grande extension du domaine d'application de la liberté d'expression s'explique par l'extrême diversité des situations visées, des informations et opinions susceptibles d'être émises et des façons de les exprimer, ainsi que les circonstances dans lesquelles elles le sont. Outre les prérogatives de celui qui s'exprime, le droit d'autrui d'accéder à l'information ou à l'opinion doit aussi être pris en compte (arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 6.1 et les références citées).  

La liberté d'expression doit néanmoins trouver ses limites. En effet, si tout comportement peut être interprété par un observateur comme véhiculant une information aussi minime soit-elle, étendre pour ce motif le domaine de la liberté d'expression à l'ensemble des comportements humains viderait largement de tout sens les autres droits fondamentaux, ainsi que les régimes différenciés des restrictions admises à ces libertés. C'est pourquoi, sans exiger que l'information ou l'opinion en cause présente un caractère politique, il ne se justifie pas de la soumettre à la garantie de l'art. 10 par. 1 CEDH si sa communication ne présente pas le moindre caractère public, mais est restreinte au domaine strictement privé (Dieter KUGELMANN, Der Schutz privater Individualkommunikation nach der EMRK, in EuGRZ 2003, p. 20). Un acte n'est pas protégé par la liberté d'expression si aucune valeur communicative ne peut lui être reconnue (Christian WALTER, in Europäischer Grundrechtsschutz, Enzyklopädie Europarecht, 2014, n° 8, p. 480 s.) ou même s'il ne tend pas principalement à l'expression non verbale d'une idée ou d'un fait (Jörg Paul MÜLLER/Markus SCHEFER, Grundrechte in der Schweiz, 4ème éd., 2008, p. 360) ; le contenu symbolique du comportement est déterminant (Christoph GRABENWARTER/ Katharina PABEL, Europäische Menschenrechts-konvention, 5ème éd., 2012, § 23, n° 5, p. 309 ; arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 6.1 et les références citées).

b. Selon le Tribunal fédéral, le but de la mendicité n’est pas d’exprimer un besoin, mais plutôt d’en obtenir la satisfaction par le biais d’un don très généralement sous la forme d’une prestation en argent. Le simple fait de se poster sur la voie publique pour se faire remettre de l'argent peut être interprété de diverses manières, mais on peut avant tout y voir un geste dépourvu de tout message et simplement destiné à améliorer la situation matérielle de son auteur (arrêt du Tribunal fédéral 1C_443/2017 précité consid. 6.2). Le comportement consistant à demander de l'argent aux passants en leur tendant un gobelet ne comporte aucune dimension symbolique, ni aucun message, par exemple sur la situation des personnes démunies, mais se limite à la seule expression de son dénuement personnel et de son besoin d’aide. Il s’agit ainsi d’une problématique exclusivement privée, la communication du dénuement apparaissant d’emblée comme un élément secondaire – bien que nécessaire – de l’activité de mendicité (arrêt du Tribunal fédéral 6B_530/2014 du 10 septembre 2014 consid. 2.7). Dans ces deux affaires concernant la mendicité, la Haute Cour n’a discerné aucune des caractéristiques qui font de la liberté d’expression l’un des fondements des sociétés démocratiques et a rejeté le grief tiré de la violation de la liberté d’expression.

c. La présente espèce concerne l’acte de mendier dont le but est d’obtenir l’aide d’autrui pour remédier au dénuement personnel. Même si cet acte implique l’expression préalable de sa précarité et de son besoin d’aide, cette information n’est qu’un élément secondaire par rapport à la satisfaction dudit besoin. Cette communication relève ainsi, conformément à la jurisprudence précitée, d’une problématique exclusivement privée et n’est dès lors pas protégée par la liberté d’expression. Ce grief doit donc être écarté.

13) La recourante considère également que l’art. 11A al. 1 let. a LPG viole l’art. 26 CTEH et complique l’application de l’art. 182 CP en punissant les potentielles victimes de réseaux organisés.

a. La CTEH a pour but (art. 1 al. 1) de prévenir et combattre la traite des êtres humains (let. a) ; de protéger les droits de la personne humaine des victimes de la traite, de concevoir un cadre complet de protection et d’assistance aux victimes et aux témoins, en garantissant l'égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que d’assurer des enquêtes et des poursuites efficaces (let. b) ; ainsi que de promouvoir la coopération internationale dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains (let. c). La CTEH s’applique à toutes les formes de traite des êtres humains, qu’elles soient nationales ou transnationales et liées ou non à la criminalité organisée (art. 2).

À teneur de l’art. 26 CTEH, intitulé « Disposition de non-sanction », chaque État partie prévoit, conformément aux principes fondamentaux de son système juridique, la possibilité de ne pas imposer de sanctions aux victimes pour avoir pris part à des activités illicites lorsqu’elles y ont été contraintes.

b. Selon le rapport explicatif de la CTEH, l’art. 26 contient une obligation pour les parties d’adopter et/ou de mettre en œuvre les mesures législatives prévoyant la possibilité de ne pas imposer de sanctions aux victimes sur la base des motifs indiqués dans cet article (§ 272). Chaque partie peut se conformer à l’obligation contenue à l’art. 26 en prévoyant des dispositions de droit pénal matériel ou de procédure pénale, ou toute autre mesure, octroyant la possibilité de ne pas punir les victimes lorsque l’exigence juridique mentionnée ci-après est remplie, conformément aux principes fondamentaux de chaque système juridique national (§ 274). L’exigence que les victimes aient été contraintes d’être impliquées dans des activités illicites doit être entendue comme comprenant, au minimum, les cas où les victimes ont fait l’objet de l’un des moyens illicites mentionnés à l’art. 4, lorsqu’une telle implication résulte de la contrainte (§ 273).

c. L’art. 182 CP dispose que celui qui, en qualité d’offreur, d’intermédiaire ou d’acquéreur, se livre à la traite d’un être humain à des fins d’exploitation sexuelle, d’exploitation de son travail ou en vue du prélèvement d’un organe, est puni d’une peine privative de liberté ou d’une peine pécuniaire (al. 1 phr. 1). Le fait de recruter une personne à ces fins est assimilé à la traite (al. 1 phr. 2). Si la victime est mineure ou si l’auteur fait métier de la traite d’êtres humains, la peine est une peine privative de liberté d’un an au moins (al. 2). Dans tous les cas, l’auteur est aussi puni d’une peine pécuniaire (al. 3).

d. En l’espèce, la recourante ne peut être suivie lorsqu’elle soutient que la let. a de l’art. 11A al. 1 LPG sanctionnerait uniquement les victimes des réseaux de mendicité au motif que l’organisateur de celle-ci serait spécifiquement visé par l’al. 2 de cette norme. Ce faisant, elle perd de vue deux choses. D’une part, l’état de nécessité licite de l’art. 17 CP permet d’écarter la typicité d’un comportement pénalement répréhensible et, ce faisant, de respecter les engagements internationaux liés à l’art. 26 CTEH (rapport explicatif de la CTEH, § 274). Même si le bien lésé est plus précieux que le bien protégé, une exemption de peine est envisageable en vertu de l’art. 18 CP relatif à l’état de nécessité excusable si le sacrifice du bien menacé ne peut être exigé de l’auteur, appréciation qui sera propre à chaque situation particulière. D’autre part, il n’est pas inhabituel de prévoir des circonstances aggravantes à une infraction pénale, ce qui ne prête pas le flanc à la critique pour une personne organisant la mendicité d’autrui ou la pratiquant avec des enfants ou des personnes dépendantes.

Par ailleurs, plusieurs des acteurs genevois entendus par la commission parlementaire ont observé une augmentation de la mendicité après la suspension de l’application de l’art. 11A aLPG début 2021, tandis que la pandémie survenue quelques mois auparavant, à l’origine d’une importante précarité, a conduit à l’augmentation du nombre de personnes demandant l’aide sociale, mais non à celle de la mendicité. On ne peut dans ces circonstances ignorer un certain effet dissuasif de l’amende sur la pratique de la mendicité à Genève, sans pour autant que cela ne prive les personnes dans le besoin de recourir à l’aide sociale et d’obtenir la satisfaction des besoins élémentaires. Il n’est ainsi pas exclu de penser que la norme litigieuse puisse favoriser une pratique de la mendicité plus respectueuse de la personne la pratiquant.

L’argument, selon lequel le seuil de l’amende fixé par l’al. 2 de l’art. 11A LPG reviendrait à supprimer la prérogative du juge, prévue à l’art. 106 al. 3 CP, consistant à examiner la situation personnelle de l’auteur avant le prononcé de l’amende, ne résiste pas à l’examen. Comme déjà mentionné plus haut, l’art. 106 al. 3 CP s’applique, à titre de droit cantonal supplétif, par renvoi de l’art. 1 al. 1 let. a LPG. De plus, les circonstances atténuantes de l’art. 48 CP s’appliquent aux contraventions par l’effet du renvoi général de l’art. 104 CP. Certes, la contravention étant objectivement la peine la plus clémente, l’atténuation de la peine prévue à l’art. 48a CP – selon lequel le juge qui atténue la peine n’est pas lié par le minimum légal de la peine prévue pour l’infraction (al. 1) - a un effet limité. Celui-ci peut toutefois se manifester dans le cas où une incrimination prévoit un montant minimum d’amende, l’art. 48a al. 1 CP permettant alors de passer en deçà de ce montant minimum (Yvan JEANNERET, op. cit., n. 12 ad art. 106 CP). L’hypothèse de l’art. 11A al. 2 LPG peut ainsi constituer un des cas où l’atténuation de peine en vertu de l’art. 48a al. 1 CP est susceptible de conduire à une peine inférieure à celle légalement prévue.

Le grief tiré de la violation des dispositions précitées en matière de traite d’êtres humains doit donc être écarté.

14) La recourante se plaint enfin de ce que l’al. 2 de l’art. 11A LPG ne respecte pas le principe de la primauté du droit fédéral dans la mesure où l’art. 182 CP concrétise la CTEH en matière de lutte contre la traite d’êtres humains.

a. Selon l'art. 49 al. 1 Cst., le droit fédéral prime le droit cantonal qui lui est contraire. Ce principe constitutionnel de la primauté du droit fédéral fait obstacle à l'adoption ou à l'application de règles cantonales qui éludent des prescriptions de droit fédéral ou qui en contredisent le sens ou l'esprit, notamment par leur but ou par les moyens qu'elles mettent en œuvre, ou qui empiètent sur des matières que le législateur fédéral a réglementées de façon exhaustive (ATF 145 I 183 consid. 5.1.1 et les arrêts cités ; arrêt du Tribunal fédéral 2C_624/2021 du 28 mars 2022 consid. 8.1).

b. En sus des dispositions susévoquées, la CTEH contient également différentes autres règles visant notamment la prévention de la traite des êtres humains (art. 5), des mesures pour décourager la demande (art. 6), la protection et la promotion des droits des victimes (art. 10 à 17) comme l’identification des victimes, en particulier des enfants, (art. 10) ou l’assistance à celles-ci (art. 12), ainsi que l’incrimination de certains actes tels que la traite des êtres humains (art. 18) ou l’utilisation des services d’une victime (art. 19), ces deux dernières dispositions faisant partie du chapitre IV intitulé « Droit pénal matériel » (art. 18 à 26). Le chapitre VI (art. 32 ss) est consacré à la coopération internationale et à la coopération avec la société civile. Chaque partie encourage les autorités de l’État, ainsi que les agents publics, à coopérer avec les organisations non-gouvernementales, les autres organisations pertinentes et les membres de la société civile, afin d’établir des partenariats stratégiques pour atteindre les buts de la CTEH (art. 35 CTEH).

c. Selon le rapport explicatif de la CTEH, la définition de la traite des êtres humains – ancrée à l’art. 4 let. a CTEH – est essentielle vu qu’elle conditionne l’application des dispositions contenues dans ses chapitres II à VI (art. 2 ss ; § 73). Elle consiste en une combinaison de trois éléments de base résultant de l’art. 4 let. a CTEH, à savoir l’action (« le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes »), le moyen (« par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre ») et le but (« aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes »). Pour qu’il y ait traite des êtres humains, il faut en principe la réunion d’éléments appartenant aux trois catégories reprises ci-dessus (action – moyen – but), sous réserve de l’exception prévue en ce qui concerne les enfants (§§ 74 à 76 ; cf. arrêt du Tribunal fédéral 2C_483/2021 du 14 décembre 2021 consid. 7.1.1). Ainsi, le phénomène de la traite dépasse largement la simple circulation de personnes organisée dans un but lucratif (§ 77).

Par abus de position de vulnérabilité, il faut entendre l’abus de toute situation dans laquelle la personne concernée n’a d’autre choix réel et acceptable que de se soumettre. Il peut donc s’agir de toute sorte de vulnérabilité, qu’elle soit physique, psychique, affective, familiale, sociale ou économique. Cette situation peut être, par exemple, une situation administrative précaire ou illégale, une situation de dépendance économique ou un état de santé fragile (§ 83). Les moyens envisagés sont donc divers : il peut s’agir d’enlèvement de femmes en vue d’exploitation sexuelle, de séduction d'enfants en vue de les utiliser dans des réseaux pédophiles ou de prostitution, de violences commises par des proxénètes pour maintenir des prostituées sous leur joug, d’abus de la vulnérabilité d'un(e) adolescent(e) ou d'une personne adulte victime de violences sexuelles ou non, ou d’abus de la précarité et de la pauvreté d'une personne adulte désirant pour elle-même ou sa famille une situation qu'elle espère meilleure. Mais ces différents cas constituent davantage des différences de degré que de nature d’un phénomène qui peut toujours être qualifié de traite et qui repose sur l'utilisation de ces méthodes (§ 84). Le but poursuivi doit être l’exploitation de la personne. Le législateur national peut viser d’autres formes d’exploitation mais il doit au moins considérer les formes d’exploitation citées comme éléments constitutifs de la traite des êtres humains (§ 85).

La traite des êtres humains est un phénomène multiforme et sectoriel, dont les implications concernent plusieurs branches de la société (§ 102). Il est communément admis que l’amélioration de la situation économique et sociale dans les pays d’origine et la lutte contre la pauvreté extrême seraient le moyen le plus efficace de prévenir la traite. De plus, parmi ces initiatives sociales et économiques, celles qui visent à améliorer la formation et à accroître les possibilités d’emploi des personnes susceptibles d'être des cibles privilégiées des trafiquants sont de nature à favoriser efficacement la prévention de la traite des êtres humains (§ 103).

d. Le bien juridique protégé par l’art. 182 CP susmentionné est la liberté de décision et de disposition sur son corps en relation avec la sexualité, la force de travail et l’intégrité des organes (Patrick STOUDMANN, in Commentaire romand - Code pénal II, 2017, n. 4 ad art. 182 CP). L’élément déterminant de cette infraction est que l’être humain soit considéré comme une marchandise, susceptible d’être achetée ou vendue ; faire d’une personne un objet de commerce est interdit (Patrick STOUDMANN, op. cit., n. 15 ad art. 182 CP). Généralement, le commerce a pour but la réalisation d’un profit, étant précisé que pour la réalisation effective de l’infraction, l’ordre de grandeur du gain ou sa réalisation effective ne sont pas déterminants (Patrick STOUDMANN, op. cit., n. 16 ad art. 182 CP). Réprimant une infraction contre la liberté, l’art. 182 CP entre en concours avec les dispositions visant à protéger l’intégrité corporelle, le bien juridiquement protégé n’étant pas le même (Patrick STOUDMANN, op. cit., n. 38 ad art. 182 CP). Il existe des divergences quant à la question de savoir si l’art. 182 CP entre en concours avec les dispositions visant à protéger l’intégrité sexuelle (Patrick STOUDMANN, op. cit., n. 42 ss ad art. 182 CP). Le blanchiment d’argent s’applique en concours avec l’art. 182 CP (Patrick STOUDMANN, op. cit., n. 45 ad art. 182 CP).

e. En l’espèce, les éléments constitutifs prévus à la let. a de l’art. 11A al. 1 LPG et à l’al. 2 de cette norme sont l’appartenance à un réseau organisé dans le but de mendier (let. a) et, alternativement, soit le fait d’organiser la mendicité d’autrui, soit le fait de mendier en compagnie de personnes mineures ou dépendantes (al. 2). Le comportement appréhendé par la norme litigieuse est de mendier, c’est-à-dire obtenir une aide, généralement financière, résultant de la générosité d’autrui. Dans le cas usuel, cette aide financière est destinée à répondre aux besoins élémentaires de la personne l’ayant sollicité. Cependant, dans le cas de la mendicité organisée, la situation est différente dans la mesure où le produit de cette pratique ne revient pas à la personne ayant mendié, mais à l’organisateur de la mendicité. Quel que soit le bénéficiaire final, dans les deux cas de figure, le but est l’enrichissement résultant de la générosité d’autrui, et non de l’échange d’une contre-prestation fournie. Ainsi, ce but est différent de celui posé par la condition des art. 4 let. a CTEH et 182 CP exigeant l’exploitation de la personne, entendue au minimum sous trois formes (exploitation sexuelle, du travail ou prélèvement d’organes). De plus, le bien juridique protégé par l’art. 11A LPG ne se confond pas entièrement avec celui, individuel, de la personne exploitée, mais est plus étendu. La norme litigieuse poursuit un but d’ordre public au sens large, en particulier la sécurité et tranquillité publiques, afin d’assurer une cohabitation respectueuse et harmonieuse entre tous. Le rapport explicatif de la CTEH souligne d’ailleurs que le phénomène de la traite « dépasse largement la simple circulation de personnes organisée dans un but lucratif » (§ 77). Ainsi, la mendicité et la traite d’êtres humains sont des comportements qui ne se recoupent pas nécessairement, en particulier dans le cas d’adultes.

Le fait que l’organisation d’un réseau de mendicité puisse résulter, à l’instar des cas de traite d’êtres humains, de l’utilisation du même moyen, tel que l’emploi de la violence ou l’abus de la position de vulnérabilité, comme la précarité d’une personne aspirant à une vie meilleure, n’implique pas encore la réalisation de l’infraction de traite qui repose sur les trois conditions cumulatives évoquées plus haut. À cela s’ajoute la difficulté, en pratique, de démontrer l’existence de cette infraction de traite, comme l’ont relevé les représentants de la police et du SPMi devant la commission parlementaire. Les conditions précaires de vie des mendiants, en particulier des ressortissants étrangers qui ne touchent pas l’aide sociale, tendent au surplus à faciliter le glissement vers des cas de maltraitance, voire de traite d’êtres humains, certains témoignages devant la commission parlementaire ayant révélé quelques situations graves et choquantes. À cet égard, l’art. 35 CTEH encourage les acteurs étatiques et non étatiques tels que ceux issus de la société civile, à coopérer afin d’atteindre les buts de la CTEH, parmi lesquels figure notamment la prévention de la traite des êtres humains (art. 1 al. 1 let. a CTEH). Dès lors, la loi litigieuse ne vise pas à éluder les dispositions, fédérale ou conventionnelle, précitées mais s’inscrit dans une perspective de complémentarité à celles-ci afin d’empêcher, voire prévenir, l’exploitation humaine et assurer la protection des jeunes.

Le grief tiré de la violation du principe de la primauté du droit fédéral doit donc être écarté.

Entièrement mal fondé, le recours sera par conséquent rejeté.

15) Vu l’issue du litige, un émolument de CHF 800.-, qui vaut pour l’ensemble de la présente procédure, sera mis à la charge de la recourante, qui succombe (art. 87 al. 1 LPA), et aucune indemnité de procédure ne lui sera allouée, pas plus qu’à l’intimé, qui dispose de son propre service juridique (art. 87 al. 2 LPA).

 

* * * * *

PAR CES MOTIFS
LA CHAMBRE CONSTITUTIONNELLE

à la forme :

déclare recevable le recours interjeté les 24 janvier et 18 février 2022 par Madame A______ contre l’art. 11A de la loi pénale genevoise du 17 novembre 2006 (LPG - E 4 05) ;

au fond :

le rejette ;

met un émolument de CHF 800.- à la charge de Madame A______ ;

dit qu’il n’est pas alloué d’indemnité de procédure ;

dit que conformément aux art. 82 ss LTF, le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification par-devant le Tribunal fédéral, par la voie du recours en matière de droit public ; le mémoire doit indiquer les conclusions, motifs et moyens de preuve et porter la signature du recourant ou de son mandataire ; il doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14, par voie postale ou par voie électronique aux conditions de l’art. 42 LTF. Le présent arrêt et les pièces en possession du recourant invoquées comme moyens de preuve, doivent être joints à l’envoi ;

communique le présent arrêt à Me Dina Bazarbachi, avocate de la recourante, au Grand Conseil ainsi qu’au Conseil d’État, pour information.

Siégeant : M. Verniory, président, M. Pagan, Mme Lauber, M. Knupfer, M. Mascotto, juges.

Au nom de la chambre constitutionnelle :

la greffière-juriste :

 

 

C. Gutzwiller

 

 

le président siégeant :

 

 

J.-M. Verniory

 

 

Copie conforme de cet arrêt a été communiquée aux parties.

 

Genève, le 

 

 

la greffière :