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Décisions | Chambre des prud'hommes

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C/22560/2020

CAPH/68/2022 du 06.05.2022 sur OTPH/155/2022 ( SS ) , REFORME

En fait
En droit
RÉPUBLIQUE ET CANTON DE GENÈVE

POUVOIR JUDICIAIRE

C/22560/2020-4 CAPH/68/2022

ARRÊT

DE LA COUR DE JUSTICE

Chambre des prud'hommes

DU 6 mai 2022

 

Entre

A______ SA, sise ______ [GE], recourant contre l'ordonnance rendue par le Tribunal des prud'hommes le 20 janvier 2022 (OTPH/155/2022), comparant par
Me Gabriel RAGGENBASS, avocat, place de Longemalle 1, 1204 Genève, en l'Étude duquel elle fait élection de domicile,

et

Madame B______, domiciliée ______ [VD], intimée, comparant par
Me Francesco LA SPADA, avocat, rue De-Beaumont 3, case postale 24,
1211 Genève 12, en l'Étude duquel elle fait élection de domicile.


EN FAIT

A.           Par ordonnance de preuve rendue le 20 janvier 2022, le Tribunal des prud'hommes a notamment ordonné à A______ SA de produire les états financiers révisés des années 2017 à 2019 en lui impartissant un délai au 28 janvier 2022 pour s'exécuter (ch. 1 du dispositif).

B. a. Par acte expédié le 28 janvier 2022, A______ SA a recouru contre cette ordonnance, concluant à l'annulation du chiffre 1 de son dispositif et, cela fait, au rejet des conclusions de B______ tendant à la production des états financiers révisés des années 2017 à 2019 par A______ SA, subsidiairement au renvoi de la cause au Tribunal des prud'hommes pour nouvelle décision, sous suite de frais et dépens.

b. Sa requête tendant à la suspension de l'effet exécutoire attaché au chiffre 1er du dispositif de l'ordonnance entreprise a été admise par arrêt du 4 février 2022.

c. B______ a conclu au déboutement de A______ SA de toutes ses conclusions, sous suite de frais et dépens.

d. A______ SA a fait usage de son droit de réplique, persistant dans les conclusions de son recours.

e. Les parties ont été informées que la cause était gardée à juger par avis du greffe du 15 mars 2022.

C. Les éléments suivants ressortent de la procédure :

a. A______ SA est une société anonyme active dans la gestion de fortune pour des clients institutionnels et privés, inscrite au registre du commerce du canton de Genève. C______ en est l'administrateur président avec signature collective à deux.

b. B______ a été employée par A______ SA du 1er juillet 2017 au 29 février 2020.

c. Le 5 mai 2021, B______ a assigné A______ SA par devant le Tribunal des prud'hommes en paiement d'un montant total de 70'000 fr., intérêts en sus.

Elle prétend au versement de 15'000 fr. à titre de réparation du tort moral qu'elle allègue avoir subi en raison d'atteintes à sa personnalité, résultant de propos et d'agissements récurrents de son employeur visant à la dénigrer. Elle se plaint d'avoir été réprimandée de manière injustifiée à diverses reprises, d'avoir été rétrogradée, d'avoir été licenciée à plusieurs reprises puis réengagée et d'avoir fait l'objet d'une baisse de salaire unilatérale d'avril 2018 à avril 2019.

Elle réclame en outre 55'000 fr. à titre de différence de salaire correspondant à la différence de salaire entre celui qu'elle allègue avoir oralement convenu son employeur préalablement à la signature du contrat de travail, de 120'000 fr. par année, et celui de 100'000 fr. fixé dans le contrat de travail écrit, pour toute la période de son engagement. Elle allègue, à cet égard, que les parties étaient oralement convenues d'un salaire annuel de 120'000 fr. correspondant à celui qu'elle percevait auprès de son précédent employeur, et que lors de la signature du contrat écrit, A______ SA lui avait expliqué que le salaire devait être revu à la baisse et fixé à 10'000 fr. pour une question d'égalité de traitement (allégués 4 à 7 de la demande).

Elle a par ailleurs allégué que son employeur avait procédé à une autre baisse de salaire unilatérale entre avril 2018 et avril 2019, qu'il avait fait valoir des problèmes financiers pour justifier cette baisse de salaire et qu'il s'était acquitté des arriérés en résultant en mars 2019 (allégués 12, 13 et 19).

d. Dans sa réponse du 16 août 2021, A______ SA a conclu au rejet de la demande.

S'agissant de la réduction de salaire appliquée entre avril 2018 et avril 2019, elle a allégué avoir perdu un de ses plus gros clients, avoir ainsi dû envisager des licenciements économiques et avoir été contrainte de procéder à des réductions de salaire temporaires pour préserver les emplois (allégués 18 et 19 de la réponse).

e. Dans sa réplique, B______ a allégué que A______ SA n'avait aucunement procédé à des réductions de salaires à cause de la perte d'un client mais en raison de la perte d'une opportunité financière (allégué n. 50), et qu'elle n'avait pas de difficultés financières pendant la période des réductions de salaire, dans la mesure où Monsieur C______ avait communiqué au personnel un bénéfice net pour la fin des exercices 2017 et 2018 (allégué n. 51).

A l'appui de ces allégués, elle a requis comme moyen de preuve la production par A______ SA des états financiers révisés des années 2017 à 2019.

f. A______ SA a contesté ces allégués.

g. Lors de l'audience de débats d'instruction tenue le 20 janvier 2022, B______ a persisté dans ses conclusions en production des états financiers révisés pour les années 2017 à 2019 par A______ SA, soutenant que cette dernière se prévalait de sa situation financière pour justifier les diminutions de salaire.

A______ SA s'est opposée à la production de ses états financiers, arguant de ce que ces pièces n'étaient pas pertinentes pour l'issue du litige, qu'elles n'étaient pas propres à prouver les allégués de sa partie adverse, qu'elles étaient couvertes par le secret des affaires et constituaient une fishing expedition.

A l'issue de l'audience, le Tribunal des prud'hommes a prononcé l'ordonnance préparatoire querellée.

EN DROIT

1. 1.1. En tant qu'elle admet un moyen de preuves, la décision querellée est une ordonnance de preuves au sens de l'art. 154 CPC, susceptible de recours immédiat aux conditions restrictives de l'art. 319 let. b ch. 2 CPC, soit lorsqu'elle est de nature à causer un préjudice difficilement réparable (ACJC/241/2015 consid. 1.1; ACJC/1234/2014 consid. 1.1; ACJC/1292 /2013 consid. 1.1; ACJC/734/2013 consid. 1.1).

1.2 Le recours a été interjeté dans le délai de dix jours et suivant la forme prévue par la loi (art. 130, 131, 142 al. 3 et 321 al. 2 et 3 CPC).

1.3.1 La notion de "préjudice difficilement réparable" est plus large que celle de "préjudice irréparable" au sens de l'art. 93 al. 1 let. a LTF (cf. ATF 137 III 380 consid. 2, in SJ 2012 I 73; 138 III 378 consid. 6.3). Est considérée comme "préjudice difficilement réparable" toute incidence dommageable (y compris financière ou temporelle) pourvu qu'elle soit difficilement réparable. Il y a toutefois lieu de se montrer exigeant, voire restrictif, avant d'admettre la réalisation de cette condition, sous peine d'ouvrir le recours à toute décision ou ordonnance d'instruction, ce que le législateur a clairement exclu (Jeandin, in CPC, Code de procédure civile commenté, Bohnet/Haldy/Jeandin/ Schweizer/Tappy [éd.], 2011, n. 22 ad art. 319 CPC).

Le préjudice sera ainsi considéré comme difficilement réparable s'il ne peut pas être supprimé ou seulement partiellement, même dans l'hypothèse d'une décision finale favorable au recourant (Reich, in Schweizerische Zivilprozessordnung [ZPO], Baker &McKenzie [éd.], 2010, n. 8 ad art. 319 CPC).

1.3.2 L'injonction de produire les états financiers révisés des années 2017 à 2019 est susceptible de causer un préjudice difficilement réparable à la recourante, puisqu'une fois le document transmis dans son intégralité, cette dernière ne pourrait plus en obtenir la confidentialité dans le cadre d'une remise en cause de la décision sur le fond. Il convient en conséquence d'entrer en matière sur le recours.

Le recours est par conséquent recevable.

2. La recourante reproche au Tribunal des prud'hommes d'avoir donné suite à la demande de production de titres requise par sa partie adverse.

2.1.1 Selon l'art. 150 CPC, la preuve n'a pour objet que des faits pertinents et contestés. Les faits pertinents sont ceux propres à influencer la solution juridique du litige). Le droit d'être entendu garanti par l'art. 29 al. 2 Cst inclut le droit à l'administration des preuves valablement offertes, à moins que le fait à prouver ne soit dépourvu de pertinence ou que la preuve apparaisse manifestement inapte à la révélation de la vérité. Par ailleurs, le juge est autorité à effectuer une appréciation anticipée des preuves déjà disponibles et, s'il peut admettre de façon exempte d'arbitraire qu'une preuve supplémentaire offerte par une partie serait impropre à ébranler sa conviction, refuser d'administrer cette preuve (arrêts du Tribunal fédéral 4A_487/2018 du 30 janvier 2019 consid. 4.2.1 ; 4A_229/2012 du 19 juillet 2012 consid. 4).

Une recherche ad explorandum (fishing expedition) est contraire aux principes régissant le droit de procédure, selon lesquels l'obligation de production ne peut porter que sur les documents destinés à prouver des faits connus et allégués par une partie (arrêt du Tribunal fédéral 5A_295/2009 du 23 décembre 2009 consid. 2, SJ 2010 I p. 401; Schmid, in Schweizerische Zivilprozessordnung (Basler Kommentar), 2017, n. 24 ad art. 160).

2.1.2 Les parties et les tiers sont tenus de collaborer à l'administration des preuves; ils ont en particulier l'obligation de produire les titres requis (art. 160 al. 1 let. b CPC).

Le Tribunal ordonne les mesures propres à éviter que l'administration des preuves ne porte atteinte à des intérêts dignes de protection des parties ou de tiers, notamment à des secrets d'affaires (art. 156 CPC). Les secrets d'affaires couvrent en général les données techniques, organisationnelles, commerciales et financières qui sont spécifiques à une entreprise, qui peuvent notamment avoir une incidence sur le résultat commercial et que l'entrepreneur veut garder secrètes (ATF
109 Ib 47 consid. 5c).

2.2 En l'espèce, la recourante soutient à juste titre que les pièces litigieuses, dont l'intimée requiert la production, ne sont pas pertinentes pour l'issue du litige.

Il est vrai que les parties s'opposent, dans leurs écritures, sur les raisons pour lesquelles la recourante a procédé à une réduction de salaire à l'intimée entre avril 2018 et avril 2019, la recourante faisant valoir des difficultés financières dont la réalité est remise en cause par l'intimée. Ces faits ne sont toutefois d'aucune incidence sur la solution du litige, puisque l'intimée admet avoir perçu les arriérés de salaire correspondant à cette baisse de salaire temporaire et qu'elle ne formule aucune prétention à cet égard.

La différence de salaire dont l'intimée réclame le paiement dans la présente procédure ne présente aucun lien avec ces faits, puisqu'elle consiste dans la différence entre la rémunération que les parties auraient, selon l'intimée, oralement convenue avant la signature du contrat écrit, et le salaire effectivement prévu dans ce contrat écrit.

S'agissant enfin des prétentions en réparation du tort moral que l'intimée fonde sur une atteinte à sa personnalité, l'existence d'une telle atteinte s'examinera au regard des propos et agissements que l'intimée reproche à son employeur d'avoir tenus à son égard en vue de la dénigrer, pris dans leur ensemble, sans que le bien-fondé des motifs invoqués par la recourante pour justifier la réduction temporaire de salaire ne soit déterminante.

Il s'ensuit que les états financiers de la recourante pour les années 2017 à 2019 ne sont pas déterminants pour trancher le litige opposant les parties.

Il se justifie, partant, d'admettre le recours, d'annuler le chiffre premier du dispositif de l'ordonnance entreprise et de rejeter la requête de l'intimée tendant à la production de ces pièces par la recourante.

3. Les frais judiciaires du recours seront arrêtés à 300 fr., frais relatifs à la décision sur effet suspensif compris, et compensés avec l'avance fournie, qui reste acquise à l'Etat de Genève (art. 24, 68 et 71 RTFMC; art. 111 al. 1 CPC). Ils seront mis à la charge de l'intimée, qui succombe (art. 106 al. 1 CPC). Cette dernière sera en conséquence condamnée à verser 300 fr. à la recourante à titre de frais judiciaires de recours (art. 111 al. 2 CPC).

Il n'est pas alloué de dépens (art. 22 al. 2 LaCC).

* * * * *


PAR CES MOTIFS,
La Chambre des prud'hommes, groupe 4 :


A la forme
:

Déclare recevable le recours formé par A______ SA le 28 janvier 2022 contre le chiffre 1er du dispositif de l'ordonnance rendue le 20 janvier 2022 dans la cause C/22560/2020.

Au fond :

Annule le chiffre 1er de cette ordonnance et statuant à nouveau sur ce point :

Rejette la requête de B______ tendant à la production par A______ SA des états financiers révisés des années 2017 à 2019.

Arrête les frais judiciaires de recours à 300 fr., les met à la charge de B______ et les compense avec l'avance fournie, qui reste acquise à l'Etat de Genève.

Condamne B______ à verser 300 fr. à A______ SA à titre de frais judiciaires de recours.

Dit qu'il n'y a pas lieu à l'allocation de dépens.

Siégeant :

Madame Ursula ZEHETBAUER GHAVAMI, présidente; Madame, Nadia FAVRE, juge employeur; Monsieur Thierry ZEHNDER, juge salarié; Madame Chloé RAMAT, greffière.

 

 

 

Indication des voies de recours et valeur litigieuse :

 

Conformément aux art. 72 ss de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (LTF; RS 173.110), le présent arrêt peut être porté dans les trente jours qui suivent sa notification avec expédition complète (art. 100 al. 1 LTF) par-devant le Tribunal fédéral par la voie du recours en matière civile.

 

Le recours doit être adressé au Tribunal fédéral, 1000 Lausanne 14.

 

Valeur litigieuse des conclusions pécuniaires au sens de la LTF supérieure ou égale à 15'000 fr.